Un citadin s’installe à la campagne pour faire sa thèse d’ethnologie. Il ne sera pas déçu par les autochtones…
Quand David Mazon, jeune Parisien, envisage de s’immerger pendant plusieurs mois entre Niort et Coulonges-sur-l’Autize, dans les Deux-Sèvres, pour préparer une thèse d’ethnologie, il ne sait pas dans quoi il s’embarque — pas plus que le lecteur qui se lance dans ce prodigieux roman. Logé dans le très sommaire logis d’un corps de ferme, où résident également des vers rouges dans la douche, des escargots et deux chats, il est aussi maladroit en chasseur amateur que désorienté quand il s’agit de cuire des légumes. Il prend malgré tout peu à peu ses marques en faisant la connaissance des habitants : Mathilde et Gary, agriculteurs ; Max, un artiste érotomane ; Lucie, la maraîchère militante bio, ou encore les habitués du café-épicerie-pêche qui jouent aux cartes et rivalisent de kirs sous le regard compréhensif du maire, également croque-mort. Notre thésard, qui tient son journal et échange des mails érotiques avec sa compagne restée dans la capitale, organise son travail tant bien que mal. Sur sa mobylette, la bien nommée Jolly Jumper, puis dans une fourgonnette essoufflée et malodorante, il sillonne la région et multiplie les entretiens pour comprendre la vie, les mœurs, les croyances et l’origine des autochtones.
Il croit apprendre, mais ne soupçonne rien de « la Roue du temps » — car « il n’y a point de temps dans le Destin, où tout est lié, immense écheveau aux fils invisibles ». Dans cette région labourée par tous les conflits, depuis la guerre de Cent Ans ou celle de Vendée sous la Révolution française, les âmes se réincarnent, les enveloppes humaines et animales s’entremêlent. Ainsi le vieil abbé qui lutte contre sa satanique libido devient-il un sanglier ; Lucie fut une protestante victime des dragons de Louis XIV ; et une araignée fut un instituteur tué en 1916. Et comment deviner que Gary était jadis un puisatier, mort en 1896, et une louve grise ?
La Mort, la « Noire Altesse », mène la danse, mais autorise l’incroyable banquet des quatre-vingt-dix-neuf fossoyeurs qui vont ripailler pendant trois jours de cuisses de grenouille, d’anguilles, de pâtés et de fromages, écluser les bouteilles de gamay, de chinon ou de vouvray, inspirés par les vers d’Agrippa d’Aubigné, de François Villon et par les vertigineuses outrances de François Rabelais.
On ne sait de qui Mathias Énard est la réincarnation : ménestrel enjôleur, renard espiègle d’un récit médiéval ou vaguemestre érudit de 1914… Ce qui est sûr, c’est qu’il suit la géniale et folle boussole de son imagination et invite une fois encore le lecteur à s’enivrer de littérature. Telerama