Jón Kalman Stefánsson : “J’ai toujours écrit mes romans avec la poésie dans le sang”
é à Reikjavik en 1963, Jón Kalman Stefánsson a été maçon, pêcheur, bibliothécaire, avant de commencer à écrire, à 21 ans, de la poésie et des fictions. Son premier roman paraît en 1997 et, depuis, l’auteur islandais enchaîne les succès et les récompenses avec, en particulier, sa trilogie Entre ciel et terre, La Tristesse des anges et Le Cœur de l’homme. C’est avec la chronique familiale D’ailleurs, les poissons n’ont pas de pieds, puis le portrait d’Asta, qu’il se fait plus particulièrement connaître en France, à partir de 2015.
Auteur exigeant qui aime se glisser entre le rêve et la réalité, bousculer les chronologies et les certitudes, Jón Kalman Stefánsson plonge le lecteur dans un pays d’une beauté ténébreuse, aux côtés de personnages qui apprennent à aimer, perdre, partir, revenir, sans jamais se figer dans des certitudes. Ton absence n’est que ténèbres, son nouveau livre puissant et remarquablement traduit par Éric Boury, commence dans une église où s’installe un homme amnésique que tout le monde semble bien connaître.
Que cherchez-vous en multipliant les récits, les époques, les lieux, les personnages dans l’essentiel de vos livres ?
L’une des raisons pour lesquelles j’écris est pour capter des récits qui n’ont jamais été racontés. Si je réussis à raconter des histoires inédites, avec des personnages qui n’ont jamais existé, cela signifie que je suis apte à créer une nouvelle réalité. En fait, j’écris pour avoir une influence sur le monde, mais aussi pour le rendre plus vaste. Et comment rendre le monde plus grand si ce n’est en y ajoutant des histoires, des personnages, des destins.
“On peut dire que l’auteur est une forme de dieu. Mais un dieu magnifiquement raté, puisqu’il est nécessairement aussi le diable.”
Rendre le monde plus vaste ? Verriez-vous du divin dans la création littéraire ?
Nous avons, en islandais, un mot qui recouvre aussi bien la poésie que la prose et le théâtre. Et ce mot lui-même se divise en deux, puisqu’il veut dire poète et création. Lorsque vous écrivez, vous êtes en train de créer quelque chose sans rien de préexistant. Donc on peut dire que l’auteur est une forme de dieu… Mais un dieu magnifiquement raté, puisqu’il est nécessairement aussi le diable. À travers l’écriture, on doit parler de toutes les facettes de l’homme, les meilleures et les pires. Mais nous, les humains, nous sommes beaucoup plus proches des démons que des dieux, car il est plus facile d’être un démon.
Plusieurs de vos livres commencent dans ou auprès d’une église, est-ce parce qu’elle est au cœur du village ou pour une raison plus métaphysique, ou du moins symbolique ?
Je me suis toujours intéressé aux phénomènes religieux. Dès l’enfance, je me posais des questions sur l’existence de Dieu. Je voulais savoir à quoi il ressemblait. Puis j’ai réalisé que nous en avions une idée très primitive. Car, dans plusieurs religions, on considère comme acquis que Dieu est un homme. Nous n’avons pas réussi à penser qu’il puisse être de nature différente. En créant un Dieu à notre image, nous essayons de nous élever nous-mêmes. Mais s’il existe, on peut supposer qu’il est impossible de le décrire, et qu’il n’est sans doute pas un homme. Et puisque tout ce qui a trait aux religions m’intéresse, l’église en fait partie. Voilà sans doute pourquoi je m’installe souvent près des églises dans mes livres. On y trouve de l’humanité, une forme d’histoire du monde.
“Dans le processus d’écriture, je prends souvent de longs chemins de traverse, que je suis obligé de couper à la fin.”
À partir de quelle image, de quelle phrase votre nouveau livre a-t-il pris forme ? Généralement, vous éludez cette question, et pourtant elle est cruciale...
Une des raisons pour lesquelles mes réponses sont floues, c’est que je ne me rappelle pas exactement comment ça s’est passé. Entre l’homme que je suis aujourd’hui et le point de commencement de ce livre, il y a deux ans et plus de sept cents pages. Mais je me souviens tout de même qu’effectivement, quand j’ai commencé à écrire ce livre, j’avais en tête un homme amnésique dans une église. Je ne savais pas pourquoi il était amnésique, j’avais quelques vagues pistes. Je ne savais pas non plus quel univers m’attendait sur ce fjord, ni quels personnages j’allais croiser. Je ne suis pas un auteur qui réussit à faire des plans, parce que mes livres se mettent à exister pendant que je les écris. Dans le processus d’écriture, je prends souvent de longs chemins de traverse, que je suis obligé de couper à la fin. Mais que ce soit dans la littérature ou dans la vie, les erreurs sont parfois les plus importantes. Celui qui ne s’est pas perdu ne connaîtra jamais le sentiment de joie qu’on ressent en trouvant le bon chemin.
s Ton absence n’est que ténèbres
En écrivant ainsi, vous étiez, en quelque sorte, amnésique, comme votre héros ?
Oui, c’est vrai, mais, vous savez, j’apparais toujours dans mes livres d’une manière ou d’une autre. Tout ce que j’ai vécu, je le glisse aussi dans mes écrits. Une des raisons pour lesquelles j’avais envie de créer ce personnage sans mémoire, c’est parce qu’il offre un champ infini de possibilités. J’ai face à moi un héros qui n’a aucune idée préconçue sur quoi que ce soit.
Il m’a fallu beaucoup de temps pour savoir comment il devait être. Les quarante premières pages, je les ai écrites et réécrites bien des fois. Mais j’ai aussi découvert que, même si on est amnésique, on n’échappe jamais à la vie autour de soi. Bien qu’il ne se rappelle de rien, mon héros est agité par ses sentiments profonds, et parfois violents, qui sont comme un murmure permanent au fond de lui. On peut donc dire que son histoire est une forme d’ode à la vie, car si vous pouvez oublier votre vie, elle ne vous oublie jamais.
“Quand je commence, je ne sais rien de ce qui va se passer.”
Pourquoi la notion de destin est-il un thème récurrent chez vous ?
Voilà exactement la question qui m’intéresse depuis l’enfance : le destin existe-t-il ? Ou bien avons-nous affaire au hasard ? Hasard ou destin, ces deux idées sont aussi magnifiques que terrifiantes. Si tout n’est que hasard, vous êtes l’unique artisan de votre vie et vous êtes libre. Mais ça veut dire aussi que l’existence ne sert à rien. Mais si nous sommes des marionnettes du destin, nous ne sommes pas indépendants. Et si l’on imaginait une troisième voie ? Elle nous dirait que, s’il existe en nous une part de destin, nous ne sommes pas tout à fait orphelins dans ce monde. C’est de cette incertitude que naît la littérature.
Vos longs titres de chapitres sont comme des ponctuations, des histoires dans l’histoire, que signifient-t-ils ?
Chaque fois que j’écris un roman, il y a en moi une tendance à chercher de nouvelles formes littéraires. J’utilise toutes sortes de moyens, à travers le style et la construction. Ces titres de chapitres doivent ajouter quelque chose, constituer une unité, par eux-mêmes. Ce sont des micro-mondes dans le roman.
“Quand je commence, je ne sais rien de ce qui va se passer. Et j’en sais très peu sur les personnages qui m’attendent.”
Vous affirmez que vous écrivez sans faire de plan, et pourtant vos livres semblent construits avec minutie. Où est la vérité ?
Quand je commence, je ne sais rien de ce qui va se passer. Et j’en sais très peu sur les personnages qui m’attendent. Donc c’est compliqué de savoir ce que je vais faire car, pendant que j’écris, d’autres personnages arrivent de façon inattendue et, donc je change de direction. Parfois un personnage se plante devant moi, je lui demande d’où il vient, j’essaye de découvrir son histoire.
Est-ce amusant d’écrire de cette manière ?
Oui, souvent. Surtout quand l’inattendu débarque. Mais il y a un côté sombre lié à cette façon de procéder. Il m’arrive d’écrire de longs récits pendant des semaines qui s’avèreront inutiles pour l’histoire et que je devrai faire disparaitre.
L’écriture est donc aussi une souffrance ?
Je pense que s’il n’y avait pas de souffrance, ce serait encore moins drôle. Je m’inquièterais beaucoup si j’étais constamment satisfait de ce que je fais. Le doute est mon meilleur allié.
Destin et hasard, amour et perte… tout semble aller par deux dans vos histoires.
La réalité n’est pas double mais complexe. Quand j’étais jeune, j’avais des idées romantiques sur la vie, mais c’était simpliste. J’étais convaincu de savoir ce que je voulais, puis la vie s’écoule et elle nous donne des leçons. On passe son enfance et sa jeunesse à regarder des films américains où tout est limpide et se termine par un baiser. Mais je me souviens qu’enfant je me posais déjà cette question : que se passe-t-il après le baiser, quand il s’agit de faire la vaisselle, quand les enfants les réveillent la nuit et les empêchent de dormir ? Quelle est la force de ce baiser à ce moment-là ? C’est très intéressant, pour un romancier, de se pencher sur les différentes facettes de la vie, sur l’évolution des sentiments.
“Quand j’ai commencé à écrire, j’ai vraiment eu le sentiment de me rencontrer moi-même pour la première fois.”
À quel moment vous êtes-vous senti écrivain ?
J’avais 21 ans quand j’ai eu la révélation. En février, précisément. Je suis entré tardivement au lycée et le professeur d’islandais nous a demandé d’écrire une nouvelle. Jusqu’à ce jour, j’avais toujours l’impression d’être en dehors de la vie, de ne pas savoir où était ma place. Quand j’ai commencé à écrire, j’ai vraiment eu le sentiment de me rencontrer moi-même pour la première fois.
Après cette première nouvelle, avez-vous continué dans la fiction ou avez-vous écrit de la poésie ?
J’ai commencé aussitôt à écrire de la poésie. J’étais d’ailleurs persuadé que je serais exclusivement poète et que je n’écrirais jamais de roman. Mais j’ai compris que ce n’était pas moi qui décidais, que l’écriture ne se maîtrisait pas. Peu à peu mon désir d’écrire de la prose est devenu de plus en plus fort, jusqu’au moment où je m’y suis mis, sans même m’en rendre compte. Mais j’ai toujours écrit mes romans avec la poésie dans le sang.
Tous vos livres parlent d’amour, est-ce un sujet essentiel pour vous ?
On oublie à quel point l’amour prend de la place en chacun de nous et dans toute l’histoire de l’humanité. Plus que toutes les guerres. Et nul ne peut y échapper. Or, on écrit beaucoup sur les guerres et pas assez sur le sentiment amoureux, alors que c’est la chose la plus quotidienne, mais aussi la plus merveilleuse et inattendue. On essaie de décrire l’amour depuis quatre mille ans, mais on n’a toujours pas trouvé tous les mots justes.
“Ásta”, de Jón Kalman Stefánsson, remporte le prix Folio des libraires 2020
L’amour serait plus importante que la mort ? C’est pourtant aussi un thème sur lequel vous revenez constamment...
L’amour, le désir d’amour, les dangers engendrés par l’amour, la double face de l’amour entre bonheur et malheur… On peut se demander si l’amour a été inventé par Dieu ou le diable. Je crois que l’amour est la seule chose que Dieu et le diable ont conçu ensemble.
À quel moment la dernière phrase si symbolique du livre, « Et demeurer à jamais ensemble », est-elle apparue ?
J’ai su qu’elle serait la dernière phrase du livre quand j’ai écrit la fin du livre. J’ai compris très tard comment j’allais terminer. Il faut accepter ce processus de création, impossible à prévoir. Cette phrase est symbolique, aussi, de ma relation avec le livre et du lecteur avec le livre.
Où êtes-vous, dans Ton absence n’est que ténèbres ?
Je suis plongé dedans. Je fusionne avec ce que j’écris. L’univers du roman me colonise entièrement, à chaque instant du jour et de la nuit. Et c’est bien comme ça, car je dois me mettre corps et âme dans ce que je suis en train de faire.
Vous sentez-vous orphelin quand vous mettez le point final ?
On ne finit pas un livre d’un coup de baguette magique. Même une fois la dernière phrase écrite. Il faut se relire pendant des semaines. C’est ainsi que je peux m’éloigner du livre, prendre du champ et, au moment de la publication, je sens enfin qu’il m’a quitté. Il a acquis son indépendance, il n’a plus besoin de moi. Alors, je rassemble mes forces pour me préparer à un nouveau voyage. Télérama