“Le Banquet des Empouses” d’Olga Tokarczuk : les sorcières s’invitent au bal des misogynes
Dans ce sanatorium d’Europe centrale, les propos masculinistes des curistes hommes vont bon train. Jusqu’à provoquer la colère de forces femelles. Un récit puissant baigné de fantastique, par la Prix Nobel de littérature 2018
Publié le 26 février 2024 à 13h00
Car pour qui accepte l’invitation (foncez !), Olga Tokarczuk vous embarquera dans un livre-monde de sous-bois humides et de sommets mélancoliques, de sinistres secrets et de liqueurs de champignons hallucinogènes, de douches glacées et de symphonies de toux, de meurtres rituels et de créatures étranges aux visages de mousse. Posons donc le décor, désuet, nostalgique en apparence. Nous sommes en 1912, à l’orée de la Grande Guerre, au cœur d’une Europe centrale où le temps et l’air semblent s’être figés. Au pied des montagnes de Basse-Silésie, le village de Görbersdorf (aujourd’hui Sokolowsko, en Pologne) accueille le premier (et véridique) sanatorium spécialisé dans le traitement des maladies pulmonaires. Le timide Mieczyslaw Wojnicz, étudiant venu de Lwow (aujourd’hui Lviv, en Ukraine) pour soigner sa tuberculose, y découvre une petite communauté d’intellectuels aux idées flétries et misogynes.
Des femmes “par nature perfides et inconstantes”
Les paysages, l’atmosphère, les personnages rappellent un monument littéraire, La Montagne magique, de Thomas Mann, publié il y a cent ans, mais c’est pour mieux s’en éloigner, comme un écho d’un monde ancien qui s’affaiblit, page après page. Olga Tokarczuk, virtuose dans l’art de brouiller genres, frontières et réalités, confie le récit aux Empouses, espiègles narratrices et observatrices « par en dessous » du microcosme patriarcal de Görbersdorf. Elles en sont la seule voix féminine, face à un chœur d’hommes occupés à disserter de leur dévorante obsession : les femmes. « Attardées de l’évolution », « socialement infirmes », « par nature perfides et inconstantes », « un psychisme fragile et délicat »… « Lorsqu’elles se piquent d’écrire, elles décrivent toujours en détail les robes et les motifs des tapisseries. Elles sont attirées par les classes inférieures et elles s’apitoient sur les animaux. Elles cèdent souvent à une attirance pour l’invraisemblable : les esprits, les rêves, les tourments nocturnes […] » Un inénarrable banquet de « propos misogynes », tous issus, nous apprend Olga Tokarczuk dans un ultime pied de nez, de la crème de la crème de la pensée occidentale, saint Augustin, Freud, Platon, Conrad, Darwin, Kerouac, Sartre, Swift, Shakespeare ou Burroughs…
Mais ce serait compter sans les Empouses vengeresses et invincibles, porte-parole des voix de toutes les femmes, attelées à « rétablir un équilibre » et à sonner la fin d’un monde d’oppositions strictes, « blanc-noir, jour-nuit, haut-bas, femme-homme ». Ce serait, surtout, compter sans la magie de l’écrivaine qui, tandis que l’atmosphère se teinte peu à peu de fantastique, entraîne ses narratrices et ses curistes mâles à travers les clairières et les forêts, « la mousse verdâtre et les lichens gris », au fil des divers chemins de son « roman d’épouvante naturo-pathique ». Et célèbre le pouvoir d’être soi, « multiple, fait de strates nombreuses, composite et complexe comme un récif de corail, comme le mycélium dont la véritable existence se trouve sous terre », comme le jeune Mieczyslaw Wojnicz, héros ambigu en marche vers lui-même, à la découverte de « ce puzzle plus vaste que chacun de nous a toute une vie pour déchiffrer ».