«Ce que je sais de toi»: Défier le «mektoub»
Entre le moment où Éric Chacour a commencé à rédiger Ce que je sais de toi et celui où il a osé l’envoyer à un éditeur, il s’est écoulé une bonne dizaine d’années. Sans la pandémie qui a tout ralenti, peut-être que ce roman qui force l’admiration par la grande qualité de son écriture n’aurait pas encore atterri en librairie.
« Je me suis dit que je n’avais plus d’excuses pour ne pas mener à bien ce projet. J’ai eu beaucoup de chance, parce que le premier éditeur à qui je l’ai envoyé, c’était Alto. C’était vraiment mon tout premier choix », raconte au téléphone le primoromancier qui évolue dans le monde des finances.
« C’est important de trouver un éditeur qui a une ligne éditoriale qui est proche de ce que vous écrivez », ajoute celui qui ne tarit pas d’éloges sur son éditrice, Catherine Leroux (L’avenir, Alto, 2020). « Chez Alto, on publie des romans qui ne cherchent pas à s’ancrer dans le moment présent ; on publie aussi beaucoup d’auteurs étrangers. Durant quelques années, j’ai été directeur de l’innovation pour un pôle financier. Il y a chez Alto quelque chose de très chouette qui m’intéresse : un incubateur d’innovation. Alto fait des choses merveilleuses, comme le coffret Clairvoyantes, qui est une autre manière de faire vivre la littérature. »
Pour Ce que je sais de toi, Éric Chacour a cependant tourné son regard vers le passé et puisé son inspiration dans ses origines égyptiennes. « Mes parents sont nés en Égypte, mon père au Caire, ma mère à Alexandrie, et ils se sont rencontrés à Montréal, où je suis né. C’est donc un pays que je connais bien pour y être allé une quinzaine de fois, mais l’Égypte que j’ai voulu raconter est assez différente de celle où je me rends en vacances ou pour des déplacements professionnels. C’est une Égypte que j’ai recomposée à partir des récits de mes parents, de leurs amis, de la famille que je peux avoir là-bas. »
De père en fils
S’étendant de 1961 à 2001, nous transportant du Caire à Montréal, Ce que je sais de toi esquisse le portrait d’un homme, Tarek, médecin ayant hérité du cabinet de son père. Au-dessus de l’appartement cossu qu’il partage avec sa femme, Mira, vivent sa mère et sa soeur, Nesrine. Truculente bonne à tout faire, Fatheya connaît les allées et venues de tous, mais sait demeurer discrète, ce qui ne l’empêche pas de se moquer ouvertement de l’amour que voue sa patronne à la France.
« L’Égypte du roman, c’est celle d’une communauté bien précise, celle des Levantins, ces Syro-Libanais qui y ont vécu pendant plusieurs générations avant de la quitter massivement à l’époque de la nationalisation de Nasser, et dont beaucoup sont venus au Québec. Ils étaient en majorité chrétiens, de culture francophone, assez occidentalisés. Il en reste aujourd’hui une grosse communauté qui est venue à cette époque-là à Montréal, tout comme Tarek dans mon roman. »
De fait, pour avoir osé défier le destin, bien que sa mère répète « mektoub », Tarek quittera le soleil cairote et deviendra, pour reprendre les mots d’Alain Farah dans Mille secrets, mille dangers (Le Quartanier, 2021), « Levantin dans le silence de l’hiver ».
« Au-delà de la formule, “mektoub”, “tout est écrit”, c’est un état qu’on retrouve chez les Orientaux, ce côté un peu fataliste, “l’ascenseur ne fonctionne pas aujourd’hui, on verra demain”. C’est une chose dont les Égyptiens s’amusent eux-mêmes beaucoup quand ils parlent de leurs petits travers. »
Un amour interdit
Ce pas de côté qu’exécute Tarek pour dévier de son destin tout écrit, c’est offrir ses services dans un dispensaire aux laissés-pour-compte qui vivent dans les ruines et les débris du quartier de Moqattam. Un soir, tandis qu’il travaille dans son cabinet, Ali, un jeune homme l’ayant aperçu au dispensaire, lui demande de venir au chevet de sa vieille mère malade. Bientôt Tarek se sent attiré par Ali. Or, dans Le Caire du début des années 1980, une liaison entre deux hommes, qui plus est issus de classes sociales aux antipodes l’une de l’autre, est vue d’un mauvais oeil.
« Dans le roman, le contraste m’importe beaucoup. Je trouvais que c’était intéressant de montrer une manière très différente de vivre son homosexualité. Ali, qui la vit de manière assez ouverte, qui en a fait son métier, peut surprendre dans une société aussi portée sur la tradition. On a parfois l’impression que l’homosexualité n’existe pas dans ces pays, il n’y a rien de plus ridicule que ça. Ça m’intéressait de savoir comment elle pouvait se manifester, d’imaginer cette relation secrète. Je n’ai pas voulu entrer dans quelque chose de trop profond sur l’acceptation par la société,mais on sent que c’est une sorte d’épée de Damoclès constante sur cette relation-là. »
Toutefois, c’est avec pudeur, respect et bienveillance que le narrateur, dont nous ne connaîtrons l’identité qu’à mi-parcours, raconte l’histoire d’amour entre Tarek et Ali. « Il ne me revient pas de raconter ce qui se passa cette nuit-là. Je ne me rangerai jamais aux côtés de ceux qui le jugeront mais ne cherchent pas davantage à l’imaginer. Cela vous appartient, voilà tout. Je m’en tiens à deviner l’obsession qui fut la tienne dans les jours qui suivirent. »
« Je voulais ce regard tendre du narrateur sur Tarek, explique Éric Chacour. Si j’avais pris une narration extérieure, j’aurais pu raconter ce qu’était l’Égypte, parler un peu plus de la politique ; le choix narratif faisait qu’il y avait des choses qui devaient être tenues pour acquises et que je pouvais mettre en lumière, mais sans trop y entrer au risque de ne pas être vraisemblable. D’ailleurs, les scènes à Montréal qui ne sont pas racontées par le narrateur sont dans un format très différent de celui des narrations en Égypte. »
Vous les femmes
Malgré les drames qui se succèdent dans la vie de Tarek, il y a une joie de vivre et une sensualité, sans parler des capiteux parfums de cuisine, qui émanent de Ce que je sais de toi — qui devait s’appeler à l’origine Ce que je sais de toi sentait l’ail et l’anis.
« J’avais envie de faire un roman olfactif ! C’est dans cette cuisine où toutes les odeurs se mélangent qu’une partie de l’information est tirée. Je voulais donner à voir cette histoire-là à travers différents sens. À Montréal, les narrations sont beaucoup plus cinématographiques, on est dans ce qui se voit, pas dans ce qui se ressent. Ce contraste était important parce qu’il y a un peu de l’âme orientale dans ces odeurs, dans cette chaleur que je retrouve quand je vais là-bas. »
S’étant exilé loin du soleil brûlant et des effluves entêtants pour mener son destin comme bon lui semble, Tarek comprendra des années plus tard le rôle qu’auront joué les femmes dans sa vie.
« Le paradoxe de Ce que je sais de toi, c’est qu’on pourrait croire que c’est un roman assez masculin, alors qu’il est extrêmement féminin. Les personnages qui ont une force de caractère, ce sont les femmes. Je viens d’une famille où les femmes ont une vraie force, un caractère extrêmement marqué, une capacité de décider. Le paradoxe est d’autant plus fort quand elles sont mises dans une société, celle de l’Égypte de la fin du XXe siècle, où on ne leur donne pas vraiment voix au chapitre, où elles n’ont pas forcément un rôle social prépondérant. Je trouve que c’est toujours intéressant de voir comment, avec ces contraintes-là, les caractères arrivent à s’exprimer autrement. » Le Devoir Manon Dumais