Mémoire du vent Adonis
Ce qui caractérise, au prime abord, la poésie d’Adonis, c’est l’ouverture au monde et la recherche de soi : « je marche vers moi et vers tout ce qui vient » Le poète est dans la mouvance du questionnement autant qu’il est dans l’adéquation des choses. Sa démarche le conduit à errer pour connaître, à découvrir ce qui est embusqué tout en accordant à l’être ainsi qu’à l’univers leur part d’ombre et d’inconnaissable. Car, s’interroge-t-il, qui, de l’univers ou de soi, a créé l’autre ? L’imagination, l’interprétation des phénomènes, les sensations – par leur caractère subjectif – ne mènent-elles pas, sinon à la création du monde, du moins à sa recréation ? Bien sûr, nous sommes là essentiellement dans le symbolique, dans la “représentation du monde” au sens où l’entendait Schopenhauer entre autres. Le thème de la mort est omniprésent dans l’œuvre d’Adonis : « parce que je marche mon linceul me rattrape » Mais il s’agit d’une mort, elle-même, en mouvement. Rien de statique, donc, dans la pensée, dans les mots du poète. La marche – dans tous les sens du terme – apparaît comme un concept philosophique, une réalité prégnante de la conscience. Et le vent, lui-même, porte la parole avec sa mémoire et ses formes sans cesse renouvelées. Le vent, ce nomade, ce conteur, à la mémoire ancestrale de la nature des hommes et des choses. Cet insaisissable chant, polymorphe – comme la mort, cet autre caméléon des ténèbres et du temps. Et l’errance est un mode de pensée toujours mutant, toujours prêt à s’affronter à de nouveaux horizons, aujourd’hui insoupçonnés. L’esprit de découverte (comme on se met à nu ou dénude ce qui est autre) voilà bien le décor théâtral d’Adonis, avec des scènes offrant une mythologie personnelle : celle d’un dieu qu’il crée ; de vents dont il est le roi ; de la nuit “hutte bédouine” ; de la Mère qui fut créée en sept jours et qui créa en sept jours “la vague, l’horizon et la plume du chant”… Mais, toujours présente : la blessure – cette béance que l’on rencontre à chaque détour de la langue ; cet aiguillon qui stimule le nerf des mots, l’empêchant de s’engourdir. La blessure : celle de l’être ontologique ; de l’enfant qui prend conscience de la finitude du monde. La blessure. « La vie est ma victime et je ne sais comment mourir – mon temps est caché, il est sous mes yeux. » Le temps, n’est-ce pas nous qui le dilatons comme un gaz éphémère ou le contractons comme une vulgaire maladie. ? Ce temps psychologique faisant écho au temps quantique – partout et nulle part à la fois. Et le poète s’affronte au présent avec sa seule parole comme bouclier, rempart, mais aussi offrande, ouverture, fenêtre sur le monde. « La nature ne vieillit pas sauf dans une chose : les mots. » Ainsi apparaît la fragile pérennité du langage, sa force dans la finitude du mot qui s’impose. Paradoxe de ce qui est roc et poussière, enclume et marteau, plume et chant. L’écriture d’Adonis – qu’il parle de la femme, de la mer, de l’origine ou de l’instant – intègre la distinction du nomade du désert, et cette précision au scalpel du mot placé là où le phonème ajuste le rythme général du poème. Sens et sensations sont ainsi liés dans un grand jeu de mots où alternent et se confondent fluidités, ruptures, allitérations. Le lyrisme prend toute sa signification, dans le chant (champ) du poète, par sa liberté de ton (au sens musical du terme), par l’expression tout à la fois spontanée et contrôlée des sentiments en interaction avec le monde, par cette recherche contrapuntique de la parole et duverbe. Le mystère de la mémoire du vent réside en ses contraires, dans ces turbulences qui nous ballottent d’un monde à l’autre, tout en étant, toujours, dans un même univers. Daniel LEDUC