Home.Toni Morisson
Dans son dixième roman, Toni Morrison revient creuser son obsession : la violence de la ségrégation et les plaies qu’elle laisse dans les corps et les âmes. Au risque de se répéter ? Dans un club d’Atlanta, un trio de musiciens noirs fait hurler un thème de be-bop. La cadence s’endiable, le batteur, dans un état second, frappe tambours et cymbales comme si la nuit devait s’allonger à l’infini. Incapables de tenir ce tempo, le pianiste et le trompettiste se résolvent à soulever leur percussionniste et l’emmènent, “ses baguettes battant toujours un rythme à la fois complexe et silencieux”. L’intrusion de cette musique fantôme dans le dixième roman de Toni Morrison ne surprendra guère ses admirateurs : comme les précédents livres du prix Nobel de littérature 1993, Home propose des personnages hantés par des images et des sons que les autres ne peuvent ni voir ni entendre. Des images et des sons enracinés dans le célèbre “passé qui ne trépasse jamais” d’un autre grand écrivain du Sud américain mutilé, William Faulkner. La chair martyrisée au cœur de l’œuvre de Morrison Ce passé meurtrier, Frank Money en est depuis l’âge de 4 ans le dépositaire involontaire. Dans une bourgade du Texas, il a vu les habitants de son faubourg noir expulsés par des “individus à la fois avec et sans cagoule”. Un vieil homme, qui s’accrochait à sa demeure, a été battu à mort, puis “ligoté au plus vieux magnolia du comté”. Ainsi associé aux exactions du Ku Klux Klan, l’arbre aux fleurs blanches évoque immanquablement deux vers de Strange Fruit, la complainte révoltée, inspirée par un lynchage survenu en 1930, que Billie Holiday immortalisa en 1939 : “Scent of magnolia, sweet and fresh/ Then the sudden smell of burning flesh” (“La senteur du magnolia, douce et fraîche/ Puis l’odeur soudaine de la chair en feu…”). Cette chair, brûlée ou martyrisée, est depuis toujours au coeur de l’oeuvre de Morrison – la soeur de Frank, Cee, s’inscrivant dans une lignée d’héroïnes au corps et à l’âme endoloris. Pour sauver la jeune femme, victime de mutilations infligées par un médecin blanc l’ayant utilisée comme cobaye dans le cadre de ses recherches à visées eugéniste, Frank doit, à son retour de la guerre de Corée, traverser les États-Unis de Seattle jusqu’en Géorgie. En chemin, il est à la fois assailli par le spectacle du racisme quotidien des années 50, harcelé par un mystérieux zazou en costume bleu électrique et taraudé par ses souvenirs de guerre – des souvenirs si traumatisants qu’ils suscitent chez lui un embryon de schizophrénie, dont Morrison rend compte en laissant la narration s’échouer sur l’écueil de visions refoulées, auxquelles s’agrègent d’autres cauchemars, jaillis de l’enfance rurale de Frank et de Cee. Une trame empruntée à l’univers des contes de fées Pour échapper au sentiment de culpabilité qui en résulte et rebâtir un semblant de foyer, le frère et la sœur devront affronter leur passé et celui de la terre où ils ont grandi – une terre sanglante, où, en écho inversé au passage de Beloved qui voyait une mère trancher la gorge de sa fille afin de lui éviter de tomber aux mains d’une fratrie d’esclavagistes sadiques, un fils est, lors d’une variante sur les combats de gladiateurs de la Rome antique, incité par son père à le poignarder pour lui-même échapper à la mort. Il y a vingt-cinq ans, une phrase de Beloved – “parfois, il semblait plus sage de ne pas se souvenir” – annonçait le problème auquel Toni Morrison est aujourd’hui confrontée : comment, pour une écrivaine octogénaire, éviter que son nouveau (et bref) roman ne soit éclipsé par le souvenir de ses monumentales oeuvres antérieures ? Sans totalement renoncer aux thèmes sociaux et aux embrasements rhétoriques sur lesquels s’est construite sa mythologie personnelle, la diva en dreadlocks opte dans Home pour une trame empruntée à l’univers des contes de fées. Frank et Cee s’identifient en effet à Hansel et Gretel, les enfants des frères Grimm qui, pour retrouver le chemin de leur maison, sèment petits cailloux blancs et morceaux de pain. Comme dans tout conte, le livre accueille une sorcière (ici, l’aïeule au coeur aussi racorni que ses doigts sont crochus), quelques bonnes fées (une amicale de femmes noires laconiques, dont le sens de la solidarité bourrue permet à Cee de retrouver la santé), un inquiétant lutin (le zazou à éclipses, qui apporte l’indispensable touche de réalisme magique) et un mauvais sort, qu’il importe de conjurer. Bâti selon une structure cyclique, Home commence et s’achève donc sur deux versions d’un même événement : au sortir de la prime enfance, les héros terrifiés voient un corps tiré d’une brouette et jeté dans une fosse par des tueurs sans visage ; devenus adultes, ils bravent leurs peurs pour exhumer les ossements et leur donner une sépulture décente. En enterrant à la verticale le cadavre dont le souvenir les poursuivait, les héros s’autorisent eux-mêmes à se tenir debout, à conjurer leurs démons respectifs et à recueillir l’approbation du laurier, “blessé pile en son milieu/Mais vivant et bien portant”, qui a été témoin de la scène. Le chemin de la rédemption et de la reconquête de soi passe par cette fusion avec un environnement poétique et pastoral, la sobriété de cette chute prouvant que l’économie de moyens sied tout autant à Toni Morrison que la pyrotechnie lyrique de ses romans d’antan. Bruno Juffin