Mélodie. Akira Mizubayashi
Qu’ont en commun une chienne du nom de Mélodie et son maître ? L’obsession de la fidélité absolue. Mais que signifie être fidèle lorsque l’on a raté la mort de son père ? Comment brûler de fidélité pour un seul être, et partager avec ses amis le plaisir d’être ensemble ?
Akira Mizubayashi, l’auteur de ce récit autobiographique étonnant, est un universitaire japonais, spécialiste du siècle des Lumières et mélomane. Francophile, il écrit dans notre langue. Il a perdu son père en 1994, mais il n’était pas à ses côtés au moment décisif. «La grande faucheuse est toujours brutale. On s’était préparé, mais on n’était pas prêt.» Cette défaillance le dévore. Pour la conjurer, il tente de ne jamais faire défaut à Mélodie. Seulement la fidélité inconditionnelle est naturelle à l’être canin, pas à l’être humain. Et il arrive encore trop tard pour la mort de la chienne. Le travail du deuil et la hantise de la séparation forment la trame de ce texte qui, sans cesse, change de forme : du journal, il glisse vers les souvenirs d’enfance et les invocations. Partout il est question de la relation à autrui, sans un seul commentaire psychologique. L’interprétation est ouverte aux lecteurs, liberté excitante. Du deuil naissent des rêves. Ils travaillent à pleins tubes. Le climat est fiévreux. C’est que Mizubayashi aspire à une harmonie si parfaite avec Mélodie, qu’il marche sur un fil. Attentif à Mélodie, il est absent à son entourage. Cette distance anesthésiante et agréable est subtilement transcrite par une façon lointaine de nommer les proches : sa fille est «la collégienne», son épouse «la mère inconsolée». Mizubayashi est un visiteur de sa vie quotidienne et matérielle, dont nous apercevons quelques tableaux. Plusieurs scènes sont un document sur le comportement social des Japonais fait de douceur et de politesse. Mais tant de gentillesse, c’en devient insupportable. Alors arrivent les moments où l’auteur déraille. Il déborde de désirs ou de comportements incongrus. Il frappe étonnamment longtemps sa chienne pour la séparer d’un chien : «Sous le masque d’oppresseur pervers qu’il empruntait, le maître de Mélodie se haïssait et pleurait. Il demandait mille pardons à son amie non humaine pour le supplice de la flagellation qu’il lui infligeait.» Ailleurs, il l’imagine comme la fille qu’il aurait eue, transformée en chien, avec sa femme «également transformée en chienne». Tout est décalé dans ce livre d’une remarquable plasticité, et la chienne est la destinataire de déclarations d’amour que l’on verrait mieux adressées à l’épouse. Et si dans Mélodie, publié dans la collection «L’Un et l’Autre» du regretté J.B. Pontalis, se cachait le couple patient-psychanalyste ? Dans le rôle du psy : le chien fidèle. Comme lui, l’analyste est cette pâte à modeler qui incarne nos proches, l’être auquel on confie tout sans crainte d’être trahi. Il est muet et supporte nos hurlements sans rancune. Il a pour seule exigence le respect de quelques rituels de part et d’autre. Progressant au rythme de la traversée du deuil, Mélodie, vers la fin, est habité par la crainte d’une autre forme d’abandon que la mort : la délitescence du lien amoureux. Les intermittences du cœur, la fragilité du couple, Mizubayashi les redoute. Dans de belles pages qui rappellent l’Amour et l’Amitié d’Allan Bloom, il en cherche les images dans la littérature, la philosophie et la musique. Mélodie n’est pas un livre triste. Il est même souvent amusant, comme lorsque Mizubayashi compare Fidelio de Beethoven à Cosi fan tutte de Mozart, et se demande : «Mais comment se fait-il que la musique de l’infidélité me semblait infiniment plus aboutie que celle de la fidélité ?» L’interprétation est ouverte.