“Itinéraires” et “Grandeur nature” d’Erri de Luca, écrivain humaniste engagé sur tous les fronts
D'abord il y a cette écriture âpre aux expressions emplies de matière, de sons, de pierres, de terre, d’arbres, de mer. Comme si Erri De Luca — toujours admirablement traduit par Danièle Valin — taillait la langue en sculpteur, luttait avec elle tout en la caressant. De l’art à la fois brut et précieux de ces récits courts, denses, qui se lisent tout en résonnant dans la tête et qu’on a envie d’entendre lus à voix haute. Luca est un conteur. Qui creuse inlassablement le sillon de sa propre vie, d’un parcours exceptionnel de droiture, de dignité, d’infinies liberté et fraternité. Pas évident de claquer la porte de sa famille petite bourgeoise napolitaine, de briser un père épris de littérature et de photographie qui le rêvait diplomate, pour rejoindre en 1969, à 18 ans, l’organisation d’extrême gauche italienne Lotta Continua dont il partagera les combats jusqu’en 1977. Pour survivre, il se fait ouvrier, et le restera jusqu’en 1995, quand il pourra enfin vivre de ses livres. Une quinzaine d’entre eux — des plus célèbres, Pas ici, pas maintenant (1989), Acide, arc-en-ciel (1992), Trois Chevaux(1999), Montedidio (2002) à quelques inédits — ont été rassemblés dans un envoûtant volume Quarto.
Car le solitaire et ascétique parcours de l’écrivain humaniste est nourri des fantômes de la guerre, de la Shoah et des luttes révolutionnaires, comme du sensuel soleil de Naples où il est né en 1950, de la charnelle île d’Ischia, des bouillonnants quartiers populaires de son enfance. Entre mort et vie, violence et tendresse, sa rigueur morale dérange parfois. Mais Erri De Luca n’écrit que ce qu’il a vécu, sans complaisance, n’hésitant jamais à se donner le mauvais rôle. Quitte à se révéler en garçon embarrassé de lui-même et taiseux, incapable de se faire aimer. Trop pudique et puritain, celui qui part seul à l’aube escalader la montagne, qui apprend seul l’hébreu et le yiddish pour que ne disparaissent pas tout à fait les victimes de la Shoah, qui traduit chaque matin la Bible depuis des années, alors qu’il prétend ne croire en rien. Un mystique laïc hanté par les sacrifiés ; une vieille âme qui défend depuis toujours la nature, le vivant sous toutes ses formes, la sobriété, la frugalité, le jeûne, la décroissance, et finit par incarner dans son être même, à 73 ans, toutes les utopies d’aujourd’hui.
Erri De Luca n’a jamais eu d’enfant. N’a rencontré le grand amour qu’à 60 ans. Il reste à jamais l’éternel fils, comme Dostoïevski imagina l’éternel mari. Son dernier opus, Grandeur nature, en témoigne. À travers plusieurs histoires de filiation — dont la plus dérangeante : le sacrifice d’Isaac par son père Abraham —, il rend un bouleversant hommage au père qui lui a légué l’amour des livres et de la montagne. Un père à l’honnêteté impitoyable, un père pour lequel il est peut-être devenu écrivain, un père qui ne le quitte pas. Mais aurait-il accepté sans un mot, tel Isaac, en pleine jeunesse, d’être sacrifié par un vieux père ? Tel le Christ à venir… Est-ce ce qu’on demande aux fils ? L’interrogation de la fidélité, du respect au père est obsédante, dans plusieurs récits. Que faire quand on découvre tardivement que son géniteur a été un actif nazi ? Erri De Luca fait de chaque histoire légende. Grâce à ses mots simples et caverneux qui tombent comme des actes de tragédie antique… Et en même temps, l’écrivain est engagé dans tous les combats de notre monde, part aider les migrants sur des navires de sauvetage, livre en camion des vivres aux Ukrainiens. Généreusement, essentiellement vivant. Magnifique.