Un écrivain moral
Avers, le dernier recueil de nouvelles de J.M.G. Le Clézio, affirme avec force une position sur ce que peut ou doit faire la littérature. En le lisant, on peut s’interroger sur les choix d’un grand écrivain et la manière dont il fait de la littérature un geste profondément moral.
Beaucoup des livres de Le Clézio parlent de ceux dont on ne parle pas, qu’on ne veut pas voir, qui sont au bord du monde, qui le traversent. Il y a quelque chose de météorique et de modeste chez ces êtres qui s’incorporent à nous… C’est le garçon qui part voir la mer, « la toute petite fois » d’Adam Polo, Fintan sur le bateau, le garçon qui compte les morts de la guerre d’Algérie, l’étudiant qui cherche le Dodo… Le Clézio raconte les invisibles, ceux qu’il nomme – le mot figure dans le sous-titre du présent recueil de nouvelles, Avers – des « indésirables » et qui, aux franges de nos sociétés, survivent, passent, trouvent le courage, la témérité ou l’inconscience de résister, de fuir, de traverser.
Ce sont eux les héros des huit textes qui composent Avers – ce titre intrigant désigne le revers d’une pièce de monnaie – et qui racontent des morceaux d’existence d’êtres qui quittent quelque chose. Ce sont des enfants mexicains qui traversent la frontière vers les États-Unis par les égouts pour vivre un petit bout d’une vie de rêve, deux frères qui fuient la Syrie pour le Liban pour échapper à l’enfer de la guerre et des bombardements, un étudiant qui rencontre dans les années 1970 un homme qui se perdra dans la forêt et luttera pour les droits des Indiens face aux narcotrafiquants, un homme qui divague dans le passé de sa famille en se chantonnant à lui-même une berceuse créole, « poème qui vient du fond des âges », une femme qui observe autour d’elle le désordre de la ville et les solitudes des êtres qui y semblent égarés, fragiles, ressassant des histoires véridiques ou inventées, au bord d’un gouffre…
Certains de ces textes sont anciens, écrits au tournant du siècle, d’autres surgissent comme d’une urgence… Ils expriment tous une détresse, une colère, une violence. Ils disent l’inhumanité du monde, son aveuglement, son désordre. On y perçoit des motifs, des récurrences, et une sorte de cohérence s’instaure entre eux, comme s’ils étaient finalement écrits les uns avec les autres, dans les plis les uns des autres, sans que l’on distingue bien quoi procède de quoi. On y retrouve des tensions entre adultes et enfants, hommes et femmes, migration et sédentarité, langage articulé et babil des innocents ; des oppositions sociales, religieuses, ethniques… Il y est question de fuite, d’exil, de nostalgie, de désir, de maternité… On y fait le deuil d’un monde en même temps qu’on lutte pour en garder les traces… On lit dans les nouvelles d’Avers des fuites, des violences extrêmes, des résistances, des dominations économiques, des rapports de force dont on ne sait pas vraiment se dépêtrer.
On retrouve l’altération qui fascine Le Clézio et que ses nouvelles mettent en scène avec une grande clarté et une réelle virtuosité formelle. On pourra les lire comme des sortes de fables minuscules, des interventions d’un écrivain qui se soucie des indésirables, des humbles, de ceux qui s’effacent ou qu’on ne voit plus. Pourtant, ces textes d’une grande simplicité de moyens peuvent (doivent) se lire comme la déclaration de cette croyance en la littérature – la dernière chose en laquelle croire, peut-être ? –, en son pouvoir, en sa nécessité impérieuse. On y entend une militance, un accueil, un refuge.
Que l’on partage ou non sa conception de la littérature ou du geste d’écrire, on y découvre une cohérence qui dépasse les apparences formelles – cette opposition erronée entre les deux grandes périodes de son œuvre – et remet au centre de l’existence la fiction. Le Clézio, dans chaque texte, répète que la littérature n’est pas un vide ou une pure forme, mais que les livres opèrent comme des luttes ou des deuils, des manières d’être dans le monde, d’y faire quelque chose, même d’infime, de résister à la passivité, de contrecarrer le réel. C’est qu’il conçoit la littérature dans une forme de responsabilité morale, non pas séparée de la vie, mais au contraire nous y inscrivant et nous obligeant à un certain regard, une certaine lucidité.
par Hugo Pradelle En attendant Nadeau