C’est un sentiment d’étrange dépaysement et de jubilation qui saisit celui qui pénètre dans le monde littéraire de Jacques Abeille, auteur de l’un des romans les plus étonnants de la fin du XXe siècle : les Jardins statuaires. Ce livre raconte les travaux et les jours d’une population de jardiniers qui cultive les statues. Il a connu trois éditions successives et a vite acquis une audience d’inconditionnels tandis que l’écrivain restait dans l’ombre. Intempestif dans un paysage esthétique alors marqué par les expérimentations textuelles, écrit dans une langue lumineuse, les Jardins se réclamaient d’un autre monde, celui du rêve et de la poésie. Abeille publie aujourd’hui les Barbares qui s’inscrit avec le Veilleur du jourles Voyages du fils…, comme une continuation des Jardins statuaires. C’est le récit de la décadence de la civilisation des jardins, à l’horizon duquel se laisse augurer la fin prochaine d’une vaste composition que l’écrivain a baptisée le Cycle des contrées.

«Dégel». En décembre 1986, interrogé par Libération, l’auteur était déjà surpris qu’on s’intéresse à lui. Bien des années et quelques éditeurs plus tard, Jacques Abeille est toujours identique à lui-même ; s’il n’enseigne plus les arts plastiques, il n’a pas quitté le Bordelais et rêve toujours le monde qu’il a imaginé avec les Jardins statuaires. Il s’étonne de ce «dégel invraisemblable» autour de ses livres. Car loin d’être menacé d’oubli, son monde littéraire connaît aujourd’hui un véritable regain d’intérêt et jusqu’au Web. Après Zulma, Ginkgo et Losfeld, ce sont les éditions Attila qui le publient depuis l’an dernier dans des maquettes superbes. Abeille a rencontré de nouveaux lecteurs, mais il s’est surtout rapproché d’un autre explorateur de mondes parallèles : le dessinateur François Schuiten. En 2010, ils ont cosigné un album chez Attila, les Mers perdues, qui offre un cas étonnant, voire possiblement unique, de métissage d’imaginaire : «En découvrant les Jardins statuaires, explique Schuiten, cela a été comme une révélation. Comment avait-il été possible de passer à côté d’un livre comme celui-là ? C’était l’histoire que j’avais toujours eu envie d’écrire et de dessiner. Et beaucoup d’illustrations que j’avais faites semblaient en être un écho. Ce fut un moment très troublant : un écrivain si français dans son écriture mais avec un univers fantastique belge. Le rencontrer et travailler avec lui n’a fait que prolonger le plaisir que j’ai eu à le lire.» Le temps d’un album, le monde des Cités obscures ourdi par Schuiten et Peeters et celui des Contrées d’Abeille ont fusionné en une sorte de Pangée onirique. Comme si Bordeaux et Bruxelles s’étaient repliées l’une sur l’autre, mêlant leurs mythes fondateurs et leurs personnages, le tout sous le regard énigmatique de ces statues monumentales, émanations des obsessions marmoréennes du duo.

Si Jacques Abeille n’est pas l’homme d’un seul livre, ce sont néanmoins ses Jardins statuaires qui ont disposé de lui et aimanté son futur d’écrivain. L’intuition de ce roman est née en Aquitaine du prosaïque spectacle d’un jardinier à l’ouvrage : «Il s’appelait Félicien Laborde, dit Abeille. C’était un personnage extrêmement attachant et invraisemblable. Un gaillard, carré d’épaules, splendide, une grande gueule. Ça se passait en Chalosse, à Poyartin. Un soir je passe sur la route et je vois Félicien, en train de gratter son carré de courges. Après le traditionnel "Bonsoir Jacques !", "Bonsoir Félicien !", je poursuis mon chemin, mais au bout de quelques pas, j’imagine que ce serait intéressant - les courges étant des cucurbitacées extrêmement plastiques - de les étrangler pour leur faire prendre des formes aberrantes. Ce serait comme des statues et ce serait plus curieux encore si on imaginait ces statues sortant de terre. A ce moment-là, j’ai vu s’ouvrir une perspective théorique, j’ai eu l’impression que le sentiment que j’avais de la création artistique en général trouvait là une métaphore privilégiée.»

Surréalisme. C’est à la fin des années 70 qu’Abeille, né en 1942, commence à publier à Bordeaux, au sein d’un collectif d’auteurs qu’il a rassemblé sous le nom de Même et Autre, allusion au titre de la revue le Surréalisme même. Il fréquente les milieux de la revue Toril, animée par le poète Pierre Peuchmaurd et Les Cahiers des brisants. Le surréalisme a certes modelé sa sensibilité mais bien en amont, sur les bancs du lycée, il fait la rencontre décisive de Nerval et d’Aurélia, des Poèmes en prose de Baudelaire, celui-là même qui affirmait à Bruxelles, dans le naufrage de son existence, que «Nerval n’était pas fou !» Une profonde identification avec cet univers onirique éveille Abeille à une lecture de l’envers du monde et l’amène naturellement à André Breton, à l’Anthologie de l’humour noir et à l’Art magique.«Je commence alors à lire ce qu’on trouvait du surréalisme et en achetant par hasardla Brèche qui publiait un questionnaire, j’entre en contact avec les surréalistes. Je n’ai jamais rencontré Breton qui était malade et à quelques mois de sa mort, je n’ai eu que des relations épistolaires. Ma position excentrée puisque je vivais à Bordeaux faisait de moi plutôt un "correspondant" qui de temps en temps commettait un petit texte ou une communication. Mais à la mort de Breton le groupe parisien entre dans des crises et des déchirements. Lorsque Jean Schuster décrète que tout est fini, j’ai été en profond désaccord avec cette position. C’était la fin du surréalisme historique.» Jacques Abeille répond alors à l’enquête «Rien ou quoi» de Vincent Bounoure qu’il désire poursuivre l’aventure plus avant et s’agrège ainsi à ce groupe, participant depuis Bordeaux au Bulletin de liaison surréaliste et à la revue Surréalisme.

C’est dans les années 80 qu’Abeille fait ses débuts éditoriaux en envoyant l’Amateur de conversation à Fred Deux et Cécile Reims qui, enthousiastes, projettent de dessiner un frontispice et mettent immédiatement Abeille en relation avec Bernard Noël. Si l’Amateur de conversation paraîtra chez Pierre Laurendeau, qui crée alors les éditions Deleatur, c’est à l’occasion de la demande d’une lettre-préface pour Abeille que Laurendeau révèle à Bernard Noël l’existence d’un épais manuscrit : celui des Jardins statuaires qui attendait depuis de longs mois un éditeur. Le livre parait enfin en 1982 dans la collection «Textes» de Bernard Noël chez Flammarion, quelque temps avant que celle-ci ne disparaisse au cours d’un remaniement de politique éditoriale.

Steppe. Dès lors, Les Jardins d’Abeille vont polliniser, jusqu’à engendrer un continent entier. Pour les Barbares, Jacques Abeille, avec la complicité d’une artiste, Pauline Berneron, a établi la carte de cette «terre de nulle part et d’ailleurs». A l’ouest, la cité portuaire de Terrèbre qui n’est pas sans rappeler la topographie de Bordeaux, à l’est, séparée par des vignes, des forêts et un haut plateau, la province des Jardins statuaires. Au nord, les steppes d’où vont surgir les cavaliers nomades pour envahir Terrèbre.

A l’origine les Barbares devaient se nommer Un homme plein de misère, évoquant le fameux passage des Pensées de Pascal : «Qu’on laisse un roi tout seul sans aucune satisfaction des sens, sans aucun soin dans l’esprit, sans compagnie, penser à lui tout à loisir, et l’on verra qu’un roi sans divertissement est un homme plein de misères». Giono s’en étant servi pour son chef-d’œuvre, Abeille n’en voulait reprendre que la coda. «Certains cas de troubles mentaux ne sont-ils pas dus à un excès de vigilance, de lucidité ? Ce qui rend fou, à certains égards, ce n’est pas d’être dans la déraison, bien au contraire. Je me suis demandé ce que ça veut dire d’être sans divertissement, d’avoir cette constante lucidité et si on peut renverser la phrase : un homme plein de misères est nécessairement un roi sans divertissement.»

Si publier les Barbares chez Attila est plaisant, le nouveau titre dissimule que le roman est en grande partie construit autour d’un personnage énigmatique, désigné uniquement par son rang : «le Prince». Avant de glisser progressivement dans la mélancolie noire, ce Prince taciturne a unifié les tribus nomades et pris leur tête pour envahir la décadente Terrèbre. Après le pillage et une occupation indécise de la ville, les nomades, aussi désemparés que les gauchos de Borges dans les faubourgs de Buenos Aires, n’ont eu de cesse que de repartir vers les steppes. Sur le chemin du retour, l’armée du Prince s’est dispersée, vite réduite à une petite troupe. Chevauchent aux côtés du Prince, une mystérieuse femme bleue magicienne, un impressionnant chef de guerre, mentor d’un enfant enlevé, Félix, et le narrateur, ici en l’occurrence anonyme, désigné seulement comme «le Professeur». Renommé pour sa connaissance des langues vernaculaires des Contrées, «invité» à devenir l’historiographe du Prince, il répond à la «sommation de l’inconnu» et entreprend avec eux une odyssée de plusieurs années sur les traces d’une jeune fille et de son père, un voyageur qui a jadis écrit une description inachevée de la Province des jardins statuaires, ultime témoignage d’un monde condamné.

Prisme. En racontant cette pérégrination, Abeille recueille tout l’imaginaire associé à ce qui est aussi métaphore cardinale. Le tour de force de l’auteur est de tenir constamment et sur plus de 500 pages les fils de son histoire. Tout tient en selle : la quête d’un homme et d’un livre, l’aventure, le picaresque des steppes, le récit guerrier, le politique et l’érotisme s’entrelacent avec évidence pour donner naissance à un monde hors du temps et de l’Histoire mais qui reste paradoxalement un prisme dans lequel le lecteur contemporain a le bonheur de se lire.

Chaque épisode des Barbares est un roman en soi. Le lecteur est enveloppé dans un monde qui semble tour à tour plein de fureur ou apaisé, souvent halluciné, hanté par des images pour le moins térébrantes. A commencer par la topographie féminine de la province des Jardins statuaires, les tombes de la vallée des Anciens Rois, le commerce louche de la guilde des hôteliers, les étranges cavalières errantes qui effraient les cavaliers les plus aguerris. Le roman est plein de mirabilia, de passages, de cryptes, d’épiphanies. Le professeur qui s’initie à la vie errante est tour à tour un Benveniste s’interrogeant sur les étymons de la langue des steppes et un Titus-Carmel dessinant des objets ethniques. Abeille, avec un amour profond pour la matérialité du monde, décrit un univers qui va disparaître avec la sédentarisation des Barbares et la fin de l’art statuaire, et cela dans une langue qui pourrait être celle d’un auteur latin tardif, d’un antiquaire de l’Ancien Régime, d’un poète.

Doubles-fonds. La carte des Barbares dessine des identités perdues ou ravaudées, des parentèles et des filiations rompues, des adoptions, thèmes constants chez Jacques Abeille où la plénitude apparente est toujours traversée par l’absence. Il y a constamment des doubles-fonds chez Abeille, des espaces secrets interstitiels où reposent des spectres : pour lui, «dès que c’est plein, il y a peut-être du vide». A commencer par les mots qui n’adhèrent pas au réel. Aussi, contre l’arbitraire du signe, place-t-il ce monde sous le sceau d’une linguistique magique, où le récit, la fable sont là comme fragile mémoire d’un monde rejoignant une histoire anonyme de la littérature telle que la rêvait Borges : «J’en arrive à penser qu’écrire n’est pas quelque chose de personnel, explique Abeille, c’est participer à un grand livre où tout s’agence.» L’auteur appartient à une catégorie rare d’écrivains, les narrateurs, ceux-là même dont Walter Benjamin déplorait la disparition : les inspirés qui écrivent «en écoutant le roman en train de se faire».

Jean-Didier WAGNEUR Libération