Télérama. Le roitelet
une beauté surannée, marquée de traces d’usure nacrées, comme sur un livre tant aimé transmis de mains en mains, la couverture tient ses promesses. Un oiseau saturé de blanc y prend son envol, le bec à la verticale, sur un fond vert d’une teinte inattendue, entre l’argile et le lichen. Trouver la force de s’élever, quoi qu’il arrive, où qu’on soit. Fendre le ciel de ses pensées, et se sentir léger malgré l’adversité. Voilà toute l’entreprise du narrateur, enveloppé dans le tissu des jours qui déclinent, la soixantaine venue. De temps à autre, son frère cadet schizophrène passe une tête dans le jardin, sur sa bicyclette. Ils s’échangent des paroles effilées, surgies du hasard, toujours justes. Le premier est écrivain, le second pépiniériste. Ils se nourrissent l’un de l’autre, lancés dans une entreprise de sauvetage respectif, portés par le mystère de leurs divergences fusionnelles. Parfois leurs parents défunts les visitent, ou alors c’est un chien disparu qui revient mettre son oreille sur un visage endormi. Un petit banc les attend toujours, dans le calme suspendu de l’été, pour reprendre souffle et confiance, après les tempêtes sous les crânes, les éboulis intérieurs.
Comment un opuscule autobiographique d’une centaine de pages peut-il abriter autant de provisions d’âme, cultiver une telle variété d’intuitions ? La soif d’éternité, la douceur d’aimer, la nécessité d’espérer, la dignité de résister, la liberté de musarder, le droit d’avoir le cœur qui balance : en soixante-trois tableaux, éclats, fragments, les deux frères livrent l’essence de leur être. « On dirait que Dieu, après avoir visité ma vie, en est reparti en éteignant la lumière », dit le plus jeune. « Je suis sûr que Dieu n’existe pas. Mais il existe en moi un besoin de Dieu dont je n’arrive pas à me débarrasser », convient l’aîné. Il arrive que la fluidité des paroles laisse place à l’intensité marquante des actes. Découpé dans leur vie quotidienne, chaque chapitre livre son lot de nourriture spirituelle et de splendeur visuelle.
Délicatesse incommensurable, simplicité au cordeau, engagement total de soi. À quand remonte une émotion littéraire d’une telle ampleur ? À la lecture de Charles Juliet, peut-être, qui partage ce mélange d’exigence et d’humilité, de doute et d’acuité. Jean-François Beauchemin est de ces auteurs rares, capables de sauver des vies. L’auteur québécois n’a rien d’un débutant. Son premier roman, Le Jour des corneilles (2004) 1, sidéra par la netteté fervente de son style. Il y désossait le rapport de violence inouïe entre un père et son fils, reclus dans la forêt à une époque indéterminable, où le langage sculptait le bois brut des pulsions. Une vingtaine de livres plus tard, il est donné aux lecteurs français de goûter à nouveau sa clairvoyance, qui s’est faite plus vagabonde avec le temps, mais tout aussi pénétrante. Le bien nommé Jean-François Beauchemin éclaire la route d’une lumière si profitable, si rassurante que l’heure de sa reconnaissance doit impérativement sonner en notre pays. Marine Landrot