Janvier coïncide avec une nouvelle rentrée littéraire, on n’a pas encore eu le temps de lire tout ce que septembre a capturé dans ses filets, que déjà arrive sur les étals des libraires une nouvelle cargaison. Or nous avons sûrement laissé s’échapper des perles, des espèces rares, des livres tout frétillants qui nous appellent mais qui sont noyés sous quelques titres pris dans les phares de la promotion qui ne pousse que les têtes de gondole.
Sophie Creuz nous emmène au large de l’Islande, et nous ramener un peu en arrière, au temps encore douillet de Noël avec ce conte qui aurait été parfait à lire en famille au pied de la cheminée.
Berger de l’Avent ou de l’avant
Ce court récit est à garder, et à ranger dans votre bibliothèque à côté de ceux de Robert Walser ou de Robert Seethaler, Suisse et Autrichien ceux-là, autres montagnards mais qui ont ce même regard sur la rudesse et la simplicité des choix qui s’offrent ou ne s’offrent pas à ceux qui, à l’ombre des montagnes, se savent tout petits.
"Une vie entière" était le titre d’un court récit de Robert Seethaler qui est disponible maintenant chez Folio, mais cela aurait pu le titre de ce récit islandais qui se déguste avec du ragoût de mouton et de la purée de rutabaga. Mais de quoi s’agit-il à la fin ? Trois fois rien, une semaine avant Noël, depuis vingt-sept ans, un vieux travailleur saisonnier part seul en montagne récupérer les moutons égarés. Seul, pas tout à fait car Bénédikt est accompagné de son chien et d’un bouc solide, appelé Roc d’ailleurs. Vous voyez l’image, un berger qui se donne pour mission de rassembler les brebis égarées…
Dans les terres désolées d’Islande…
C’est ce qui donne aussi sa puissance, sa beauté, à ce court roman. Au début de son périple, le berger est réchauffé, ravitaillé, raillé aussi amicalement par les fermiers qui le voient passer. Pourtant le temps se dégrade et personne ne lui conseille de déroger à son rituel, au contraire certains même en profitent, lui demandent une aide, qui retarde son ascension. Or le ciel d’hiver menace et bientôt notre berger va devoir affronter seul, avec ses animaux, le blizzard, le froid terrible, et risquer la mort. Mais rien ne l’arrête, ce qui est à faire est à faire, "marcher seul dans cette immensité c’était sa vie, le but de son existence ". Et cet homme qui ne possède rien, se sent chez lui dans cette nature somptueuse qui, même dangereuse, dialogue avec lui, et puis il y a son chien, sa brebis, véritables compagnons, et ces moutons qu’il faut sauver comme n’importe quelle créature vivante. " Est-ce que leur innocence, leur confiance vaut moins que l’inconstance des hommes ? ", demande l’auteur, Gunnar Gunnarson nominé sept fois pour le Nobel, sans jamais le recevoir.
Avant d’être une figure majeure de la littérature islandaise et scandinave – il écrivait en danois — il fut fils de paysan très pauvre et il a gardé, du moins ici, ce regard franc et cette attention aux changements d’humeurs d’une nature souveraine, avec laquelle l’homme doit composer.
La nature souveraine
On progresse au rythme des pas de cet homme, qui risque sa vie pour les autres, partage le peu qu’il a avec les égarés et qui craint davantage la vie en société que la solitude, le silence et la mort, mais qui pourtant est indispensable à tous, et que tous admirent, connaissent, accueillent alors qu’il est en haillons. Tout ici est d’une force symbolique, sans effet de manche, dans une écriture économe comme le pas du grimpeur, limpide comme la glace du torrent. Et comme l’écrit un autre bel auteur islandais Jon Kalman Stefanson dans la postface, ce livre est un chef-d’œuvre. Hors d’âge, qui étreint et illumine à la fois. Alors, on peut se passer du ragoût de mouton et de la purée de rutabaga mais il serait dommage de se passer de ce conte de Noël, même si après l’heure, c’est plus l’heure. Y a pas d’heure pour les bonnes choses. rtbf.be