Jorge Lidia
Une des grandes romancières portugaises contemporaines Lídia Jorge est née en 1946 dans Algarve. Son village natal est Boliqueime (entre Albufeira et Faro). Aujourd’hui, elle s’y retire régulièrement pour écrire. Son œuvre romanesque est un peu la mémoire du peuple et de sa terre, en particulier celle du sud du Portugal. « Je suis inextricablement attachée aux lieux, même si j’ai écrit sur bien des endroits, de Lisbonne à l’Afrique. Quand j’étais petite, j’ai vu un monde qui allait mourir tandis d’un autre s’esquissait. J’ai vu des hommes partir, puis des couples, j’ai vécu là avec ma mère, ma tante et ma grand-mère. Alors j’ai pensé que le bonheur était ailleurs, sauf quand la famille était tout entière réunie ici. J’avais une idée de l’harmonie, même archaïque : le monde était dur, mais il y avait une grammaire pour le comprendre, même si c’était un miroir volé à la fantaisie. » (Lídia Jorge, L’Humanité, 16 mars 2000) Issue d’une famille de paysans aisés, Lídia Jorge est envoyée au lycée de Faro, puis étudie la philologie romane à Lisbonne. « J'étais étudiante, grâce à une bourse de la Fondation Gulbenkian, je vivais dans un foyer de nonnes. La police était partout, faisant de nous des prisonniers. Nous rêvions de mai 68. Salazar voulait nous faire croire que le Portugal avait une histoire différente de celle de l'Europe. Ils nous disait "orgueilleusement seuls". Ce sont les deux mots contre lesquels ma génération s'est le plus battue. Les jeunes paysans partaient faire une guerre coloniale en Afrique. Officiellement, ils ne mourraient jamais au combat. On cachait les morts, qui étaient ensuite furtivement enterrés dans leurs villages d'origine. Il y a eu des centaines de milliers de morts. Ils hantent tous nos cauchemars aujourd'hui encore... » (Lidia Jorge) En 1970, elle suit en Afrique son premier mari, officier pendant la guerre coloniale. Le Rivage des murmures évoque cet épisode de sa vie au Mozambique. Aujourd’hui, elle enseigne la littérature à l’université de Lisbonne et partage sa vie avec un journaliste politique du quotidien Diario de Noticias, son second mari. À Lisbonne, elle milite pour le respect de l’environnement et contre les « parrains de l’immobilier » qui menacent les avenues. Son premier roman, La Journée des prodiges, publié en 1979, peint l'immobilité mélancolique d'une famille rurale d'Algarve sous la dictature. « La femme du Sud me touche, elle a un passé sans expression, veut être comprise des hommes mais n’y arrive pas, désire un homme sans trouver la parole pour l’appeler. » Mais leur force tient dans leur regard : « Elles ont un regard analytique sur le monde, elles regardent, c’est ce qui les sauve. » (Lídia Jorge) « Ce qui l’intéresse, c’est le regard que portent les femmes sur le monde et son évolution. Une audace incroyable dans un pays qui, sans être aussi machiste qu’on le prétend parfois, considère la femme comme le personnage secondaire du grand roman de son histoire. Lídia Jorge estime que les femmes peuvent mieux commenter le mouvement du monde "parce qu’elles en ont été longtemps tenues écartées". » (François Busnel, Le Magazine littéraire, mars 2000) « Fille d’un couple de paysans d’Algarve qui ont toujours tenu leur journal, elle apprend à lire dans les livres échevelés des romantiques portugais d’une petite bibliothèque en bois rescapée des flammes : son aïeul, pauvre et paysan, aime les livres, au grand dam de sa femme, qui se dépêche de tout brûler à sa mort. Une petite fille devenue la grand-mère de Lídia Jorge sauve une poignée de livres et la fameuse bibliothèque. Le premier livre de l’écrivain est d’ailleurs dédié "À (ma) grand-mère, Maria dos Dores Ribeiro, mon premier maître, et la première qui sut m’écouter". "On peut penser que j’écris en prolongement de cet arrière-grand-père – c’est vrai que j’aime me penser comme ça." Depuis 1980 et La journée des prodiges, elle écrit des romans dérangeants, baroques et habités dont on a dit qu’ils ont révélé le Portugal aux Portugais. Elle sourit doucement. "Je parle de ce que je connais, sans stratégie." Alors elle raconte le Sud, le soleil de l’Algarve, qui n’est pas chaleureux dans ses romans mais tragique et noir, oppressant, comme dans La journée des prodiges où un petit village désolé se fige dans l’espoir vain du miracle qui brisera l’isolement de cette île entourée de terre. "Certains pays ont besoin du mythe de l’absence du héros, forcément provisoire. Ils vivent sur l’espoir que l’homme qui a la force va rentrer incessamment. C’est ce mythe que Lisbonne perpétue en se disant fondée par Ulysse, le héros qui revient par excellence". » (extrait d'un article d'Isabelle Falconnier, Hebdo, 26 avril 2001) « Lídia Jorge est une aubaine pour le critique parce qu’elle se propose de définir la carte d’identité du roman portugais. "C’est un roman d’oraison, construit sur des structures de demande répétitives, circulaires, labyrinthiques, anagogiques et qui débouche toujours sur une cosmogonie. Les auteurs de ma génération, en bâtissant un roman, cherchent à interpréter la fondation du Portugal ou de la société ou du mal ou du malheur. Traduit en n’importe quelle langue, je serais capable de reconnaître ce besoin de demander encore une fois, de répéter encore une fois, de raconter encore une fois. Nous sommes baroques mais pas mélodramatiques. Nous ne voulons pas montrer le sang comme le font les Latino-américains. C’est plus statique, plus intime, plus vocal, construit par un sentiment intérieur." Peut-être pas tous les romans portugais, mais à coup sûr tous ceux de Lídia Jorge fonctionnent sur ce principe. » (extrait d’un article de Stéphane Bouquet, Libération, 16 mars 2000) « Ses récits ont la lancinante beauté d'une voix de femme modulant un fado. Ils s'écoutent autant qu'ils se lisent; s'entendent autant qu'ils s'éprouvent. Qu'elle évoque l'enfance, la place des femmes ou la guerre du Mozambique, elle sait comme personne sonner la charge dans le continuum d'une écriture profondément souple et veloutée. Car Lídia Jorge célèbre le doute comme d'autres le soleil dans le petit matin rose. Humaine et jamais dupe, charnelle jusqu'à la morsure, elle participe d'une littérature plus proche de Dante que de Balzac. » (Catherine Argand, Lire)