14. Jean Echenoz
Si l'on s'en tient aux simples faits, les quelques lignes figurant sur la quatrième de couverture de 14 suffisent à les résumer : « Cinq hommes sont partis à la guerre, une femme attend le retour de deux d'entre eux. Reste à savoir s'ils vont revenir. Quand. Et dans quel état. » Qu'attend-on aujourd'hui de lire et d'apprendre sur l'expérience de ceux qui vécurent cette guerre, qu'on a coutume de qualifier de « grande », que n'auraient déjà raconté Maurice Genevoix, Blaise Cendrars, Henri Barbusse, Louis-Ferdinand Céline, tant d'autres encore qui en furent les acteurs et les victimes ? Qui dira, plus justement que ceux-là, le massacre et l'effroi, qui méditera sur « la mort de près » plus intensément que le fit Genevoix (1) ? On lit d'ailleurs, dans 14, sous la plume de Jean Echenoz, cet aveu qui n'est pas d'impuissance, mais de raison et d'acuité : « Tout cela ayant été décrit mille fois, peut-être n'est-il pas la peine de s'attarder encore sur cet opéra sordide et puant. Peut-être n'est-il d'ailleurs pas bien utile non plus, ni très pertinent, de comparer la guerre à un opéra, d'autant moins quand on n'aime pas l'opéra, même si, comme lui, c'est grandiose, emphatique, excessif, plein de longueurs pénibles, comme lui ça fait beaucoup de bruit et souvent, à la longue, c'est assez ennuyeux. » Décrire les tranchées, la boue, le froid, les gaz, les obus, les corps déchiquetés, Jean Echenoz ne s'y attarde certes pas. N'éludant pas la violence et l'épouvante, mais composant, pour les dire, une partition resserrée et laconique, tout sauf hyperbolique. Fulgurant, précis, grave est ainsi le roman qu'il donne, où la guerre s'inscrit comme une circonstance cruciale et bouleversante, dans le destin annoncé des individus auxquels il a choisi de s'attacher. Ils sont cinq hommes, donc. Cinq jeunes gens nés et grandis dans le même bourg, quelque part en Vendée, rassemblés en ce matin d'août 1914 dans la caserne, avec tous les réservistes du village. Il y a là le discret Anthime, 23 ans, le fringant Charles, qu'on devinera bientôt être le frère aîné du précédent ; avec eux, Padioleau, Bossis, Arcenel, « camarades de pêche et de café » d'Anthime. Tous intégrés au 93e régiment d'infanterie. Dans quelques jours, nous assisterons à leur départ en grand uniforme et en fanfare pour la ligne de front. Comme y assistera, en robe du dimanche, la douce Blanche, fiancée et amante de Charles, qui l'enserre dans ses bras, tandis que du regard elle adresse à Anthime un adieu furtif. C'est lui, Anthime, « sujet de taille moyenne et au visage commun », le vrai personnage principal du roman. Lui sur qui se concentrera Echenoz. Lui sur qui ouvre le livre, le temps de quelques pages presque élégiaques, limpides et éblouissantes — des pages qui composent le premier d'une série de quinze chapitres, comme quinze tableaux au fil desquels l'écrivain fait évoluer sa palette, passant du bleu au gris, cette teinte-ci déclinée en une gamme subtile, acier, orage, opaque, couleur de cendres ou de ténèbres. Echenoz conservant toujours, tandis que varie la lumière, que fluctue aussi la distance avec laquelle il regarde se mouvoir ses personnages — tantôt en surplomb, tantôt à leurs côtés, littéralement parmi eux —, le trait impeccable et net qu'on lui connaît, cette sorte de ligne claire qui stylise et intensifie les silhouettes, les décors, les moindres gestes et détails. On ignorait, au terme du triptyque remarquable des « vies imaginaires » qu'il a composé autour de Maurice Ravel (Ravel), d'Emil Zátopek (Courir) et de l'ingénieur Nikola Tesla (Des éclairs), vers où s'avancerait Jean Echenoz. Où le conduirait la pente mélancolique sur laquelle il tient depuis toujours, dissimulant de moins en moins cette trouble gravité derrière le mélange d'ironie, de vivacité, d'élégance qui est le ton qu'on lui connaît. Refusant l'emphase tragique, mais imprégné d'un indicible chagrin, un fatalisme énoncé à mi-voix, 14 est, à cette interrogation, l'admirable réponse. Une méditation sur la destinée de l'individu, celui aussi des générations. Portée par une phrase qui atteint aujourd'hui sa perfection. Maîtrisée, renversante, superbe jusque dans ses feints relâchements, ses moments d'apparente et grisante désinvolture — lesquels évoquent cette description que, dans 14, Echenoz donne du silence d'un après-midi de printemps que viennent troubler des cris d'oiseaux, agissant « comme un amendement mineur donne sa force à une loi, un point de couleur opposée décuple un monochrome, une infime écharde confirme un lissé impeccable, une dissonance furtive consacre un accord parfait majeur ». Le 29/09/2012 - Mise à jour le 25/09/2012 à 11h51 Nathalie Crom - Telerama n° 3272