Né d'aucune femme : dans l'effroi et le silence, n'être jamais asservie.
Dans une pauvre campagne qui vit encore au rythme des attelages de chevaux, le Père Gabriel reçoit en confession une bien singulière demande. Et le Père Gabriel a promis.
De l’hospice voisin, une fille inconnue, cachée sous un capuchon anonyme, est venue pour le conjurer de récupérer, sous la robe de celle qu’on allait le prier de bénir suite à son décès, les cahiers écrits par une femme enfermée depuis des années dans cet établissement de soins dont rien ne sortait, pas même des cahiers griffonnés par une malheureuse.
Le Père Gabriel a promis.
Et malgré les réserves du médecin de l’établissement, il a fait le nécessaire pour que cette femme rejoigne Dieu dans les meilleures conditions, fut-elle réellement une infanticide comme le médecin le prétendait.
Profitant d’un instant de solitude avec la défunte, le Père Gabriel a mis sa promesse à exécution.
Et, seul dans son presbytère, plus tard, il a commencé la lecture de ces cahiers, lecture dans laquelle il s’est totalement immergé, au plus profond de cette histoire que Rose, car tel était son nom, racontait et qui trouverait son épilogue bien des années plus tard. Alors qu’il était resté, pendant tout ce temps, totalement accroché à ce qu’il avait découvert tout au long de cette lecture. Culpabilisé mais impuissant.
Rose était l’aînée des quatre filles d’Onésime et de la Mère. Ils vivaient chichement sur une maigre ferme à trimer du matin au soir, avec quelques animaux et pour toute perspective une vie ininterrompue de dur labeur. Et puis, quatre filles était une drôle de punition pour Onésime qui ne pourrait jamais recevoir l’aide de ce garçon qu’il avait tellement espéré. Même si les filles faisaient largement leur part.
Un jour, Rose, un maigre baluchon sous le bras, a accompagné son père au hameau. Au bar, elle est restée loin de la discussion qui s’est tenue entre Onésime et un homme. Une discussion âpre. Puis une bourse avait changé de mains et elle était repartie avec l’homme et Onésime était rentré seul à la ferme sous le regard courroucé de sa femme.
Après un interminable voyage, Rose est entrée dans une vaste maison où l’a rudement reçue la mère du maître : juste pour lui expliquer ce qu’elle avait à faire.
Après les pleurs, une nouvelle vie a commencé pour Rose que les préventions d’Edmond, le jardinier, ne sont pas parvenues à effrayer alors qu’il l’enjoignait à fuir tout de suite.
Des histoires comme celle-là ; il est vraisemblable qu’il a dû y en avoir beaucoup et, peut-être, des bien pires encore, dans de nombreuses campagnes françaises.
Le talent de Franck Bouysse est de nous faire toujours approcher du drame, nous le faire frôler, nous y plonger tout entier avec une telle maîtrise que l’horreur en est sèche, acceptable dans toute sa brutalité, jamais « gore », toujours calculée et froidement accomplie. Presque naturellement.
Il nous raconte la découverte progressive de l’enfer sur terre par une petite fillette à peine adolescente, pas encore totalement femme et qui va le devenir avec une maturité inconcevable, certainement liée à une vie passée au contact de cette nature qui ne se cache pas, à la ferme, d’être ce qu’elle est.
Le roman est construit avec une habileté diabolique, mettant au jour les motivations des uns et des autres, les silences des taiseux, les justifications inavouables, les compromissions, les faiblesses, les peurs, … Tous ces sentiments humains qui, en ces temps, profitaient à ceux qui tenaient le manche par le bon bout, ceux qui se considéraient au dessus des lois par lesquelles ils asservissaient la population « d’en bas », ceux dont nul n’osait remettre en cause l’autorité et le droit de vie, voire de mort, sur autrui, ceux qui s’auto protégeaient dans des connivences et des services rendus, ceux qui, nantis d’un peu de pouvoir local, en écrasaient tous ceux qui les entouraient.
Sans moyen d’agir, Rose ne peut lutter à armes égales, mais pourtant rien ne parviendra à l’asservir. Ni les mauvais traitements, ni les violences. Dans sa tête, elle restera droite jusqu’au bout et son récit sera un exemple pour le Père Gabriel.
Tout cela dans un amour de la langue que Franck Bouysse a transmis à son héroïne qui se gave de mots volés dans les journaux qu’elle lit à la dérobée et que, pourtant, elle ne comprend pas toujours. Ils restent, pour elle, le moyen de la « faire voyager en faisant taire ce qu’ils ont dans le ventre, pour faire place à quelque chose de supérieur qui est du rêve ». Ces mots « magiciens » qu’elle ne comprend pas sont sa « nourriture » et sa « musique », son « âme ».
Ils sont le support d’une histoire magnifique puisqu’ils sont capables d’atténuer le caractère et les épisodes terribles même dans l’insoutenable.
Pour moi, totalement allergique à l’horreur, c’est une performance remarquable d’écrivain de grande qualité que d’avoir réussi à me la distiller, à me la faire dévorer sans réserve
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