Aller aux champignons.En attendant Nadeau
Le propre de l’écriture de Peter Handke, c’est d’être toujours située en plein paysage, quelque part dans l’environnement géographique qui la fonde : le paysage est une consistance de l’être et non un simple spectacle, il est la matière des lieux nommés ; cette fois, Chaville, au sud de Paris, et Marquemont, dans le Vexin, au nord. Délimité pourtant de façon précise, le lieu franchit de tous côtés ses propres limites pour ouvrir sur un ailleurs aussi vaste que le monde, comme dans le Märchen, le conte de fées. L’écriture fait vibrer et se déployer l’espace. Ce qui est ici écrit se situe au plus haut niveau de l’appropriation de la langue avec ce qu’elle dit, donc avec elle-même, avec « la sensation vraie ».
La langue de Handke donne une densité extrême à des éléments concrets – feuillage, branches, objets de toute sorte – dont la simple description rend l’extension illimitée. « L’histoire, véritable, singulière, commença un jour d’été, des semaines avant la naissance de son enfant. Quittant maison et jardin, il était allé dans les forêts sur les collines proches, le plus court chemin pour rejoindre la capitale, montant d’abord en pente douce puis redescendant de façon plus raide. »
L’histoire racontée, celle d’un ami qui a tous les traits du narrateur, commence en Carinthie, à la frontière slovène, le paysage natal de l’auteur qui allait, enfant, ramasser des girolles, « du jaune et encore du jaune partout », dans la forêt pour les vendre, sans être très doué pour cela. Plus tard, il devient avocat à la Cour de justice internationale. Cette carrière est pour lui purement extérieure, le politique ne fait que cacher la matérialité concrète du visible.
L’avocat emporte ses plaidoyers dans les bois : « et chaque fois, au seuil de la forêt, il était pris d’impétuosité comme à la veille d’une grande action, comme à la veille d’un grand jour ». La forêt est non seulement un espace où les rumeurs des feuilles se conjuguent aux transitions de couleurs des lisières, mais est elle est aussi une expérience corporelle vécue, elle prend place dans la mémoire intérieure : « Mais à l’époque, affermi par son travail dans cet espace intermédiaire et en même temps rendu poreux par sa chance dans la cueillette, il ne lui arrivait pas simplement de prendre part, il devenait partie prenante. » Elle témoigne aussi de la grande folie humaine puisqu’elle est pleine des cratères des bombardements de la Seconde Guerre mondiale ou marquée par la guerre de Serbie.
L’ami du narrateur devient un « fou » de champignons, de ces champignons qu’on voit dans les forêts claires de feuillus si différentes des forêts de sapin de son enfance ; il parcourt sans cesse ces orées de forêts où le regard se dédouble, vers le taillis d’un côté et vers la ville de l’autre. Le narrateur et le ramasseur, le « fou » de champignons, risquent fort de n’être que deux moments, deux états d’esprit d’un même moi, ce sont peut-être deux dispositions du « même » sentiment d’exister, au comble de l’intime et de ce fait unanimement accessible : une existence non centrée sur elle-même, mais, et c’est le contenu de ce récit, telle qu’elle s’expose au lecteur
Tout est d’une certaine façon concomitant, simultané et se situe dans ces « espaces intermédiaires », si importants dans l’œuvre de l’auteur. Rien de ce qui est raconté n’est enfermé dans une dimension unique, tout y échappe aux définitions et aux fixations préalables, Tout ce qu’écrit Handke est poétiquement à la disposition du lecteur. Cet Essai sur le fou de champignons est le dernier de cinq essais à la fois poétiques et réalistes, consacrés successivement au « jukebox », à « la fatigue », à « une journée réussie », au « lieu tranquille » ; à la fois journal et récit biographique, ils partent de données concrètes très précises pour s’étendre à l’infini. Les champignons ont toujours été présents dans l’œuvre de Peter Handke, mais ici ils sont au centre du récit, ils poussent aux marges, qui font l’essence du regard ; et l’un des deux alter ego, l’écrivain qui veut écrire un livre de « mycologie », tel le passant de La grande chute, va de lisière en lisière pour trouver cèpes ou girolles, il faut à la fois baisser son regard et voir au loin, sans perdre de vue l’ampleur d’ensemble : « les seules plantes sur terre qui ne se laissaient pas cultiver, pas civiliser ; les seules à pousser de façon sauvage, insensibles à l’intervention humaine ».
Dans ce cinquième essai, les champignons sont le point de départ de cet autre regard autour duquel tout, peu à peu, se dispose et va de l’une à l’autre des deux faces du même. Le récit peut se lire au hasard des alinéas qui sont la substance même de ce qui est raconté, ils contiennent chacun toute l’histoire. La splendide langue de Peter Handke, moderne et goethéenne, où pas un mot n’est perdu, pas un mot n’est vain, mène au cœur de ce qu’elle dit, sans détours et sans apprêts, souverainement rendue par le traducteur, Pierre Deshusses. Georges-Arthur Goldschmidt En attendant Nadeau