La "Falaise des fous" de Patrick Grainville : succulent
Patrick Grainville repeint l’aventure flamboyante des impressionnistes en Normandie. Un tableau grandeur nature. Parfois à la sanguine.
Le livre aurait pu s’appeler « Autant en emporte la pluie ». On est en Normandie. Entre Le Havre, Etretat et Fécamp. Et entre 1870 et 1930. Soixante ans de l’histoire d’une province racontée par un passionné de peinture, admirateur de Courbet et de Monet. Vous avez bien lu : Courbet et Monet ! On ne peut pas faire plus différents. Le premier est un tigre qui rit, viscéral, brutal, sensuel, charnel. Il a des outrances d’opéra. Le second manque de chair, de seins, de vie. Ses seuls excès sont des excès de brume et d’art. Seulement voilà, le narrateur est normand : ne lui demandez pas de choisir.
Tant mieux pour nous. Il fréquente les deux et nous raconte de l’intérieur la grande aventure de l’impressionnisme. Qu’il embarque l’un sur son bateau à voile ou qu’il dîne avec l’autre sur une terrasse face à la Manche, il va tous les croiser. Berthe Morisot et Boudin, Pissarro et Durand-Ruel, Maupassant et Dumas, il n’en manque aucun. Mais prudence : les admirer n’empêche pas le narrateur de voir de près leurs mesquineries et leurs délires politiques. Flaubert qui crache sur la démocratie, Alexandre Dumas fils qui insulte Courbet, Degas qui vomit le capitaine Dreyfus, François Coppée qui remplit de haine sa bétaillère à poèmes débiles, Alphonse Daudet qui finance « La France juive » de Drumont... Ils s’admirent tous et se détestent plus encore. Ils ricanent quand Courbet prêche la révolution à Deauville et lorsque Hugo est enterré dans le corbillard des pauvres. D’autres trouvent qu’à côté des tournesols de Van Gogh ceux de Monet ont l’air d’un bouquet crémeux peint par Mémé. Ne parlons pas des chairs dindonneuses de Renoir et des culs de Monet « qui n’ont jamais pété ». Mais l’aigreur cède toujours vite la place à la joie de peindre. Et de vivre.
Une époque fantastique
Maupassant fait son souk au bordel. Dumas et Courbet se pourlèchent les babines autour d’une omelette aux queues de crevettes. C’est une époque fantastique : le téléphone, l’aéroplane, l’automobile, l’électricité, le cinématographe, le phonographe, tout les excite et les emballe. On passe à Cherbourg voir le « Titanic » en escale. On file en voiture pour Sangatte, près de Calais, où Blériot s’envole vers l’Angleterre. On grimpe sur la tour Eiffel. L’argent coule à flots. Au Havre, les paquebots se bousculent dans la rade, venant de Valparaiso, partant pour New York, arrivant de Shanghai. Le monde et ses trésors affluent sur les quais submergés par des marées d’ombrelles, de hauts-de-forme, de casquettes et de bérets. Les maîtres de forges viennent à Rouen faire des affaires et acheter des toiles. C’est l’heure des ingénieurs. On creuse des isthmes à Suez et au Panama, on lance des viaducs sur des gouffres, on envoie des immeubles gratter le ciel... Que la Normandie était riche ! Et heureuse.