J'écris sur ce dont j'ai peur
Son acharnement à passer son pays au scanner a fait de lui l'un des ténors des lettres d'outre-Atlantique. John Irving est devenu, par excellence, l'incarnation du "grand romancier américain", à la fois fabuleux raconteur d'histoires mais aussi capable de donner matière à penser. Il y eut Le monde selon Garp, bréviaire de la génération des années 1970... Il y eut L'oeuvre de Dieu, la part du Diable, Hôtel New Hampshire, L'épopée du buveur d'eau, Une veuve de papier... Autant de romans-fleuves qui embrassent l'histoire de l'Amérique au cours de ces soixante dernières années et composent une oeuvre marquée par des thèmes récurrents : la perte des êtres chers, l'absence du père, les troubles de la sexualité mais aussi la condition de l'écrivain... John Irving mêle ces questions dans des intrigues loufoques, cocasses, plausibles et invraisemblables. Dernière nuit à Twisted River, son nouveau roman, est l'histoire d'une poursuite impitoyable. Il met en scène un cuisinier, Dominic, et son fils, Danny, qui vivent avec leur ami, Ketchum, dans un campement de draveurs au nord-est des Etats-Unis. Encore enfant, Danny tue accidentellement la maîtresse de son père... Dominic et Danny prennent la fuite. Ils seront poursuivis, toute leur vie, par le shérif local, surnommé le Cow-Boy. Danny, plus tard, deviendra romancier. John Irving partage sa vie entre le Canada et le Vermont. Là, à flanc de colline, il s'est construit une maison en bois d'un beau gris d'huître. Sur ses bras d'ancien lutteur, il a tatoué les prénoms de ses trois enfants ainsi que le symbole qui orne les tapis de lutte. Sport et littérature n'ont jamais fait si bon ménage. Vous avez l'air en forme. Toujours aussi sportif? J'ai soixante-huit ans. A cet âge, on n'est plus le même homme. Je cours ou je joue au tennis tous les jours. Quand mon plus jeune fils est là, un peu de lutte. Je me sens beaucoup plus détendu que je ne l'étais auparavant. La solitude est un état qui me plaît davantage. Maintenant, mes trois enfants sont des adultes. J'aimerais les voir plus souvent - c'est mon seul regret, d'ailleurs. Aujourd'hui, je mesure la chance que j'ai. Je ne parle pas du succès : le succès peut s'arrêter du jour au lendemain. Non, ma chance est d'exercer un métier qui ne me donne pas le sentiment de devoir partir en retraite. Je pense juste que je dois écrire des romans légèrement plus courts ! Cela dit, Dernière nuit à Twisted River n'est guère plus court que vos grands romans... Ce qui n'est pas grave du tout ! Comment est née cette intrigue mais surtout les personnages, qui semblent synthétiser tous ceux que l'on a croisés dans vos précédents romans ? Oui, c'est exact. Les personnages principaux de Dernière nuit à Twisted River ont la particularité d'être des amalgames, d'être chacun tiré de plusieurs personnages ou de beaucoup de personnages que l'on a pu croiser dans mes romans précédents. Cela a peut-être un rapport avec le fait que j'avais ce livre en tête depuis vingt ans - en arrière-plan, du moins. Lorsque je me suis enfin mis à l'écrire, j'en savais plus sur cette histoire que pour tous mes précédents romans. J'aurais pu écrire ce livre il y a dix ans, en fait. Je savais qu'il s'agissait d'une histoire de fugitifs, que le père et le fils s'enfuyaient, quel âge le garçon devait exactement avoir car il devait être assez âgé pour penser au sexe mais pas assez vieux pour l'avoir déjà pratiqué, que ce garçon deviendrait écrivain. Sur ce dernier point, cela me passionnait parce que c'est mon métier mais aussi parce que l'on croise pas mal d'écrivains dans mes précédents romans... A commencer par ce bon vieux Garp... En effet, mais dans le cas de Danny, avant même de commencer à écrire son histoire, je savais que je voulais essayer de lui construire, du point de vue psychologique, le genre de situations qui lui feraient désirer devenir écrivain, en sorte qu'il se sentirait presque le besoin de devenir écrivain avant même qu'il en ait le don. Ce point est capital pour moi. C'est peut-être ce point qu'il faut rechercher chez tout écrivain, non ? Quelque chose de psychologique contraint Danny à vivre intérieurement, dans son esprit, dans son imagina- tion, plutôt que de profiter de la vie. Je vous préviens tout de suite : ce postulat est valable pour le personnage que j'ai inventé, Danny, pas pour moi. Remballez votre prochaine question si c'était : "Et vous, John, qu'est-ce qui, psychologiquement, vous a contraint à vivre intérieurement plutôt qu'à profiter de la vie ?" Bon, d'accord. De toute façon, vous avez déjà répondu à cette question lors de notre dernière rencontre, il y a quatre ans. Il suffit de ressortir le numéro de Lire d'octobre 2006... Voilà, c'est ça. Il faut toujours ressortir les archives ! Vous y tenez ? Permettez que je vous en ressorte une : "J'ai horreur de voir un écrivain se mettre à exploiter sa réputation - à publier toutes les merdes qui traînent dans ses tiroirs, et à republier toutes les vieilles merdes qui n'auraient jamais dû en sortir." Qui a écrit cette phrase? Euh.. Je ne sais pas. C'est moi, non ? Exact ! Le monde selon Garp, p. 599 de l'édition française de poche. C'était en 1976. Je pense toujours la même chose. C'est pour cela que je travaille autant et qu'il se passe cinq ans au moins entre chacun de mes romans. Comment écrivez-vous? J'écris les premiers jets dans des cahiers de tout genre, toujours d'un seul côté de la double page afin de pouvoir mettre des mots ou des encarts sur la page vierge qui est en vis-à-vis. J'écris tout à la main. Tout le roman. J'écris également la plupart de mes brouillons ainsi. Si je commence un nouveau chapitre alors que je suis déjà en train d'en écrire un, je tourne le cahier sur lequel j'écris et je commence à noircir l'autre bout. J'utilise des cahiers ou des carnets vierges. Parfois, quand je suis chez moi, je me sers du verso de vieux jeux d'épreuves - ça préserve l'environnement. Je préfère écrire à la main car je suis trop rapide au clavier : avec la machine à écrire ou l'ordinateur portable je vais trop vite pour les premiers jets, beaucoup plus vite que je ne le veux vraiment, et, surtout beaucoup plus vite qu'il ne le faut pour écrire quelque chose de vraiment bon. Ecrire à la main me force à ralentir. Et cela permet de contrôler le style. Vous pouvez voir la différence entre mes manuscrits et ma correspondance tapée à la machine : à la machine ou à l'ordinateur, je fais beaucoup d'erreurs car je vais trop vite. Pour l'écriture d'un roman, je n'utilise la machine ou l'ordinateur que lorsque je corrige mon manuscrit : là, je ne redoute plus d'aller trop vite car je connais l'histoire, je connais chaque passage et je les peaufine. Qu'est-ce qui est le plus important, l'intrigue ou le style? Le plus important de tout est le langage. Quand je commence l'écriture d'un roman, je sais déjà tout ce qui va se passer. L'intrigue est déjà en place. Je suis donc plus attentif au langage, plus concentré, car je ne suis pas en train de me demander : "Mais à quel moment Untel va-t-il se repointer ?" Je sais exactement quand Untel va se repointer : il va se passer cinquante ans avant qu'il se pointe de nouveau. Donc, n'ayant pas à penser à ces choses, je me concentre sur ce que je suis en train d'écrire : "Ça c'est un passage descriptif, ça devrait aller doucement, les phrases devraient être courtes ; voilà le dialogue qui convient, à tel endroit cela devrait aller plus vite ; voici l'action, Jane est prise pour un ours, etc." Prendre les phrases, les raccourcir, accélérer le dialogue, c'est de l'action. C'est cela, le travail de l'écrivain. Vous pensez l'art d'écrire de manière théâtrale... Oui, tout à fait. Mais c'est ce que Flaubert, que j'aime tant, a fait avec le langage. Emma Bovary est assez ordinaire, et Charles Bovary est encore plus ordinaire : ce qui est extraordinaire, ce n'est pas les personnages mais la manière que Flaubert a d'écrire sur eux, c'est la façon dont Flaubert vous fait ressentir qu'ils sont, depuis le début, condamnés à se rencontrer et à le regretter. Flaubert est mon maître absolu. J'adore, notamment, cette phrase de Madame Bovary, que vous voyez écrite et punaisée, là, au-dessus de mon bureau : "La parole humaine est comme un chaudron fêlé où nous battons des mélodies à faire danser les ours, quand on voudrait attendrir les étoiles." Et que pensez-vous de cette école qui affirme, avec Hemingway, que, au contraire, il faut aller à l'os, à l'essentiel, qu'il faut écrire au plus près de soi-même et que less is more? Conneries ! Tout cela fait partie du faux machisme d'Hemingway. Les hommes sont intéressants car ils ne peuvent jamais rien dire de personnel et blablabla... Non, mais quelle stupidité ! C'est une échappatoire, une esquive. Hemingway utilise le moins de mots possible dans ses phrases. Si ça lui chante. Mais pourquoi ? Si vous vouliez courir, est-ce que vous vous attacheriez une jambe à vos fesses et sauteriez à cloche-pied ? Pas moi, j'aimerais avoir deux jambes solides ! Il me semble qu'en affirmant cela, less is more, Hemingway représente l'antithèse des Sophocle, Shakespeare ou de tous ces écrivains du XIXe siècle qui écrivaient sublimement longuement, sublimement lentement, développaient les choses au fil du temps et des pages de telle sorte que vous pouviez, en lisant, voir les choses prendre vie. Tout le monde parle en sténo chez Hemingway. C'est un langage de secrétariat. C'est, tout simplement, ennuyeux. Less is more ? Non, less is less ! Revenons à vous. Dans Dernière nuit à Twisted River, vous nous livrez une réflexion sur le statut de l'imagination et de la fiction, quand, notamment, Dominic, le cuisinier, qui est le père de cet écrivain, ne cesse de demander à son fils ce qu'il y a de vrai dans ses fictions. Est-ce une question à laquelle vous êtes encore confronté ? Oui, et pas seulement quand un journaliste français vient me rendre visite à chacun de mes romans... Je sais que ma propre famille le fait, constamment. Cela dit, la réponse se trouve peut-être dans ce passage du Monde selon Garp : "Garp le répétait toujours, la question qu'il détestait le plus s'entendre poser, au sujet de son oeuvre, était dans quelle mesure elle était "vraie" - dans quelle mesure elle reposait sur "son expérience personnelle". Vrai [...] dans le sens de conforme à la "réalité". D'ordinaire, avec une patience et un calme infinis, Garp répondait que la base autobiographique - en admettant qu'elle existât - était, de tous les niveaux, le moins intéressant pour aborder la lecture d'un roman. Comme il l'affirmait toujours, l'art du romancier est la capacité d'imaginer de façon vraie - c'est, comme dans toute forme d'art, un processus de sélection." Vous avez raison, pourtant lorsque Le monde selon Garp a été publié, en 1978, personne ne me posait de question sur l'aspect autobiographique de mes romans. Personne ne me demandait : "Ce personnage, est-ce vous ? Est-ce que ce grand-père est inspiré de votre grand-père ?" Lorsque Une prière pour Owen a été publié, par exemple, en 1989, personne ne m'a demandé ce que je faisais pendant la guerre du Vietnam. Personne ne m'a questionné sur mon passé lors de l'appel et du service militaire. Ça a changé maintenant. Lorsque les gens me questionnent sur Une prière pour Owen, ils n'hésitent pas à m'interroger : "Est-ce que vous étiez dans l'armée, est-ce que vous vous êtes engagé, avez-vous fait vos classes d'officier ?" Etc. C'est la première question qu'ils soulèvent. Et moi, je me dis : "C'est maintenant que vous me le demandez ! Je ne peux pas indiquer précisément la date ni pour quel roman ça a commencé, mais ça s'est passé quelque part vers la fin des années 1980 ou 1990, quand tout à coup presque toutes les questions, ou la première question qui m'était posée, étaient : "Quelle partie de cette oeuvre est basée sur votre vie ou sur la vie de quelqu'un que vous connaissez ?" Jusqu'à quel point pensez-vous que la biographie d'un écrivain soit nécessaire pour comprendre son oeuvre ? Prenons le cas de Danny, l'écrivain de Dernière nuit à Twisted River. Son procédé d'écrivain est intentionnellement aussi fidèlement que possible calqué sur le mien. Non seulement il est issu des mêmes écoles que moi, mais, au même âge, il a commencé un roman par la fin, ce que j'ai toujours fait. On pourrait donc légitimement penser, après avoir lu l'entretien que nous sommes en train de faire en ce moment, que Danny est mon double. Bien. Mais ce n'est pas le cas. Je l'ai doté d'une vie totalement opposée à la mienne. Il est très malchanceux, au contraire de moi qui ai été très chanceux. Tous ceux qu'il aime, il les perd ; tous ceux qu'il craint de perdre, il les perdra, ce qui, fort heureusement, ne m'est pas - encore - arrivé. Contraste étrange ! J'ai fait de lui quelqu'un de très semblable à moi en tant qu'écrivain mais quelqu'un que je redoute de devenir dans la vie. En somme, j'écris sur ce dont j'ai peur et non sur les événements qui me sont arrivés. Mais je soutiens que ce dont vous avez peur, ce qui ne vous est jamais arrivé mais que vous redoutez, fait partie de votre autobiographie. D'une manière différente. La part autobiographique que les lecteurs discernent dans une fiction est toujours trop restreinte : qu'importe si je suis allé à telle école, comme mon personnage, qu'importe si Kurt Vonnegut fut mon professeur, comme celui de mon personnage ! On retrouve l'un de vos thèmes de prédilection : la peur de la disparition d'un être cher. Pour quelles raisons cette peur est-elle aussi présente dans vos romans? Lorsque je fais la première esquisse ou le premier plan de l'histoire, je pense toujours à ce dont j'ai peur car s'il n'y a pas quelque chose dans l'histoire qui me fait peur, s'il n'y a pas quelque chose qui me laisse penser : "Oh mon Dieu, je ne veux pas écrire là-dessus, je ne veux pas que cela m'arrive, je ne veux même pas y penser", s'il n'y a pas un élément de ce genre, alors je me demande comment je pourrais attendre du lecteur qu'il soit touché émotionnellement par ce que j'écris. Mais cette angoisse est toujours présente : la peur de perdre un être aimé, les dangers de l'enfance, les secrets de famille qui font exploser les familles, ce qui n'a pas été dit à un enfant et fait que rien ne serait arrivé si l'enfant l'avait su... Bien avant d'avoir commencé à écrire Dernière nuit à Twisted River, j'ai écrit dans mes notes : "Daniel a un enfant, virgule, un enfant unique" et du moment que j'ai écrit "un enfant unique", je savais qu'il mourrait. Je ne savais ni comment ni pourquoi, j'ai juste pensé : "Ça va mal se finir." Et je me souviens juste d'avoir fait une marque noire sur la page dans mon carnet en songeant : "D'accord, j'y reviendrai plus tard." On ne peut pas contrôler ces choses-là en tant qu'écrivain. Surtout si, comme moi, vous êtes un obsédé de l'intrigue. L'intrigue est un instrument de contrôle, bien sûr, mais la nature de vos obsessions n'est pas contrôlable. Alors quand vous me demandez d'où cela vient, je ne peux que hausser les épaules et avouer en soupirant : "Je ne sais pas." Pourquoi ces angoisses sont-elles récurrentes chez moi ? Tenter de percer ce mystère, c'est comme tenter de savoir pourquoi les mêmes pensées vous assaillent et vous réveillent chaque nuit à trois ou quatre heures du matin : vous ne choisissez pas vos pensées, à ce moment-là, elles s'imposent à vous. Cela dit, vous avez raison de poser la question. Je me la pose aussi - parfois. Et je suppose que si je rencontrais Shakespeare, je lui poserais, tout comme vous, cette question : "Qu'est-ce que vous avez avec la royauté ? Avez-vous quelque chose contre les familles royales ? Les rois sont-ils tous condamnés ? Les épouses des rois sont-elles toutes mauvaises ? Si un homme a trois filles, est-ce que deux d'entre elles seront mauvaises ?" Ces choses-là sont récurrentes, n'est-ce pas ? Avez-vous une réponse à cette autre question : pourquoi tous vos romans traitent-ils de la sexualité de manière aussi explicite et loufoque? C'est la conséquence directe de mon opinion sur la résistance à la libération sexuelle, si présente dans la culture américaine. Dès que l'on parle de sexe, beaucoup d'Américains ont un point de vue très restreint et borné sur le sujet. Je suis intéressé par ce sujet parce qu'il est, en partie, provocateur. Je veux dire par là que si je n'étais pas américain, cela me serait certainement bien égal ! Quel autre pays dans le monde se soucierait que Bill Clinton se soit fait faire une fellation à la Maison-Blanche ? Moi, je m'intéresse au travail qu'il fait en tant que Président, je me fiche complètement de sa vie sexuelle. Mais la plupart des Américains ne s'intéressent qu'à ça, à cette fellation à la Maison-Blanche. Ça m'a tellement ennuyé d'entendre parler de la vie sexuelle de Tiger Woods ! On s'en fiche ! Tiger Woods est un golfeur ! Laissez-le jouer au golf ! Peu importe qui il baise ! Ce trait est propre à notre culture. C'est stupide, c'est fou. D'une certaine manière, je truffe mes romans de scènes de sexualité pour provoquer ces Américains-là. Mais il y a une autre raison, plus importante. Je me suis toujours intéressé à des personnes qui, comme dirait la mère de Garp, Jenny Fields, sont des "suspects sexuels" à cause de choix inhabituels ou non conventionnels. La mère de Garp voulait tomber enceinte mais ne rien avoir à faire avec les hommes, ce qui a fait d'elle une "suspecte sexuelle". Je suis convaincu que la résistance principale aux droits de la femme à l'avortement est fondée sur la conviction que des jeunes filles qui sont sexuellement actives et qui tombent enceintes doivent en payer les conséquences. Il y a, derrière cette résistance au droit le plus strict pour une femme de recourir à l'avortement si elle le souhaite, un état d'esprit punitif, critique et puritain. C'est aussi cela, l'Amérique. C'est cela que je montre dans mes romans. Mais dites-moi, j'ai l'impression de parler comme un homme politique, là ! Ah, c'est drôle d'avoir presque soixante-dix ans et de se sentir toujours un peu le porte-parole de la soi-disant "révolution sexuelle"... Je croyais qu'elle s'était produite dans les années 1960 ! Il y a bien longtemps qu'elle devrait être finie... Pourquoi est-elle toujours en cours ? N'en n'avons-nous pas fini avec ça ? Les femmes, dans vos romans, sont souvent sexuellement agressives, voire même dangereuses pour les hommes. C'était le cas d'Esther dans Une prière pour Owen, de Melanie dans L'oeuvre de Dieu, la part du Diable, d'Emma dans Je te retrouverai... Idem dans Dernière nuit à Twisted River... Pour quelles raisons ? Les personnages féminins de mes romans semblent, comme vous dites, non seulement agressives mais menaçantes au premier abord. Elles semblent représenter une menace pour le personnage masculin, plus jeune, moins expérimenté sexuellement, souvent plus petit physiquement. Mais dans presque tous les cas, à la fin, elles finissent bonnes amies avec ce personnage. Protectrices, même. Je ne peux pas vous dire ce qui m'inspire cela, mais c'est certainement la manifestation d'un genre de femmes que je dois admirer. Dans les six premières années de ma vie, j'ai vécu avec ma grand-mère, avec sa gouvernante et occasionnellement avec ma mère et ses deux soeurs, mes deux tantes. Et ces femmes étaient aux commandes, elles étaient toutes très fortes, très têtues, très impressionnantes. Peut-être cela m'a-t-il influencé tôt dans mon enfance. Pourquoi la plupart des personnages que vous créez depuis maintenant quarante-cinq ans ont-ils été traumatisés par un événement dont ils ne peuvent se remettre? Les personnes qui ont vécu ce genre de souffrances m'ont toujours fasciné et m'ont toujours fait espérer que je ne serai jamais l'une d'elles. Il y a un certain nombre de choses dont je ne pourrais pas me remettre. Mais il me semble que c'est le travail de la fiction que de trouver où créer ces situations. Mon premier chapitre préféré, en fiction, est celui du Maire de Casterbridge de Thomas Hardy, lorsque le futur maire est tellement ivre qu'il vend sa femme et sa petite fille à un marin. Il s'en débarrasse, tout simplement ! Le marin les achète et les emmène. J'étais adolescent lorsque j'ai lu ce roman et je me suis demandé : "Mais comment cet homme pourra-t-il s'en remettre ?" Bien sûr, je ne connaissais pas Hardy à l'époque, et le fait est que le maire de Casterbridge ne se remettra jamais d'avoir vendu sa femme et sa fille dans un moment d'ivresse. Peut-être est-ce à la lecture de ce roman génial, à seize ou dix-sept ans, que cette obsession est née. Construire des situations dont personne ne pourra jamais se remettre... Prenez Marion, dans Une veuve de papier : elle ne se remettra jamais d'avoir perdu ses garçons dans un accident de voiture, et rien de ce qu'elle vivra par la suite ne sera plus jamais pareil... Quels sont les écrivains que vous aimez ? Ceux qui vous ont marqué, qui vous ont influencé? Charles Dickens, d'abord. Pour les injustices sociales et l'intérêt récurrent pour l'enfance - ces choses qui sont arrivées dans l'enfance d'un personnage et qui détermineront qui il deviendra en tant qu'adulte. C'est en partie pour ces raisons que j'adore et admire Dickens. Mais il y a une autre raison : Dickens est l'un des rares romanciers capables de se livrer au pathétique à un moment puis d'être hilarant, comique, drôle, de manière théâtrale à un autre moment. La comédie et le sérieux, chez Dickens, semblent se succéder sans cesse. Il y a aussi Thomas Hardy. Tout y est sérieux, tout le temps, mais le langage est sublime. Ce que j'adorais chez Hardy, c'est la prédétermination. Dans ses romans, tout le monde a un destin. Tous ses personnages sont condamnés. Ce degré de fatalisme qui plane au-dessus de l'histoire est sûrement quelque chose que je lui ai emprunté maintes fois. Tous mes romans comportent, en effet, une part de fatalisme dans la mesure où je sais ce qu'il va se passer avant même d'en commencer l'écriture. Je pense, par exemple, à Dernière nuit à Twisted River. Je ne vends pas la mèche en disant cela, tout le monde sait dès les premiers chapitres qu'il s'agira d'une histoire de poursuite. Et quel genre d'histoire de poursuite cela serait-il si le type qui les poursuit ne les rattrapait pas ? On sait donc, dès le début, qu'il va les rattraper. C'est évident, comme dans une tragédie grecque. Si c'est une bonne histoire, le poursuivant retrouvera les fugitifs. Comment êtes-vous devenu un écrivain? J'ai commencé à tenir des journaux, des cahiers, lorsque j'avais quatorze ans. Et en même temps j'ai commencé la lutte. De ce sport, j'ai tiré mes racines. A partir de ce moment, quatorze ans, j'ai écrit chaque jour. Lorsque j'ai commencé à lire les nouvelles et les romans du XIXe siècle, Thomas Hardy et Charles Dickens, je me suis dit : "Voilà. C'est ce que je souhaite faire de ma vie. Raconter des histoires semblables." La première nouvelle que j'ai écrite faisait 90 pages, et mon professeur à qui je l'ai montrée, m'a répliqué : "Ce n'est pas une nouvelle !" Je lui ai répondu que j'étais peut-être en chemin pour devenir romancier plutôt qu'auteur de nouvelles. D'où vient, précisément, ce goût pour les romans-fleuves? Cela doit avoir un rapport avec mon expérience en tant qu'enfant qui a grandi dans une petite ville. Quand on m'emmenait au théâtre, ce que j'adorais par-dessus tout était de connaître la fin de l'histoire avant de la voir se dérouler sous mes yeux. Ce que j'aimais, c'est que l'intrigue organise l'histoire. Je voyais cela au théâtre, car j'avais assisté à toutes les répétitions, mais aussi dans les romans que je lisais, ces romans du XIXe siècle anglais dont nous venons de parler. A l'époque, je n'étais sans doute pas assez mûr pour apprécier les autres aspects de l'écriture, le langage, les nuances, les subtilités, et je ne m'intéressais qu'à la compréhension de l'intrigue. Hamlet rentre à la maison, son père est mort, ouh là là ! Son père est un fantôme... Son père a quelque chose à dire... C'est à propos de sa mère et de son oncle... Ils ne vont pas bien... Il y a une histoire ! Voilà ce que je retenais d'une pièce de théâtre de Shakespeare. Quand j'ai commencé à écrire, il était donc tout naturel pour moi de débuter par la fin de l'histoire. La question que je me posais alors, en tant que romancier, était : "Que se passe-t-il à la fin de ce livre qui fait que cela vaille la peine de lire tout ce livre ?" Alors, les dernières phrases du roman étaient les premières que je cherchais. Une fois que je connaissais la fin de mon roman, que j'avais écrit les dernières phrases du livre, je faisais une sorte de carte routière en sens inverse. Ce fut une méthode, un procédé, pour mes quatre ou cinq premiers romans. Ça a commencé à évoluer lors de l'écriture de mon sixième roman, L'oeuvre de Dieu, la part du Diable, lorsque j'ai entendu ce refrain : "Bonne nuit, princes du Maine, les rois de la Nouvelle-Angleterre..." C'était un écho, et c'était la première fois qu'une de mes fins était l'écho d'un dialogue. A partir de ce moment-là, je me suis dit : "Ecoute, c'est ta manière de voir les choses, c'est ta manière de faire les choses. Sois patient et trouve toujours la fin d'abord." Qu'est-ce qu'un écrivain ? Quelqu'un qui vous divertit ou qui vous donne à penser? Les deux. La plupart de mes romans commencent avec la fausse promesse que ça va être amusant, excitant, divertissant. Je veux projeter mes lecteurs dans une action. Quelque chose s'est produit avant que vous, lecteurs, n'arriviez ; alors soyez attentifs... Dans Dernière nuit à Twisted River, un garçon est en train de disparaître sous l'eau lorsque débute le roman. Vous voyez : ça a commencé avant que vous n'ayez ouvert le livre. L'action est en cours et vous, lecteur, vous devez rattraper votre retard. Mais il y a là quelque chose de trompeur, car dès que je vous ai mis dans l'histoire, dès que je vous ai impliqué dans l'action, la première chose que je fais est de ralentir le rythme. Toute la difficulté réside dans le fait qu'il faut être le moins démonstratif possible. Pas question de commencer le roman par une scène où un personnage attrape le lecteur par le col et lui dit : "Eh, écoutez, vous devez être attentif !" Plus l'histoire est compliquée, plus l'intrigue est longue et sophistiquée, et ce qui est le cas dans presque tous mes romans, plus vous devez être divertissant si vous voulez emmener le lecteur vers le moment de l'histoire où il devra réfléchir. On ne peut pas faire réfléchir le lecteur si on ne l'a pas diverti pendant les 300 premières pages : il abandonne avant. Et il a raison. Vous avez longtemps pratiqué la lutte, puis êtes devenu coach de lutte... Aujourd'hui, vous pratiquez encore, en amateur, et vous avez même fait construire un dojo dans une des pièces de cette maison. Que vous apporte la lutte? J'ai toujours été reconnaissant de la discipline que le sport m'a donnée. Il y a, dans l'écriture, beaucoup de moments de répétition. Les gens ne s'en rendent pas toujours compte, mais être écrivain c'est passer une très grande partie de son temps à répéter les mêmes gestes : réécrire, barrer, corriger. Une grande part de l'attention que l'on porte au langage se traduit par la relecture de ce que l'on a écrit, encore, encore et encore. A chaque fois, vous modifiez quelque chose. Un mot. Une ponctuation. L'endurance que l'on a pour se relire, se corriger, réécrire, est pour moi un témoignage de l'amour que l'on porte au langage. Personne n'écrit parfaitement dès le premier jet. Ce n'est pas vrai. Même les surdoués doivent recommencer et recommencer encore. Je n'ai pas appris cela de ma pratique de l'écriture, ni même de mes lectures, mais du sport. Et, en particulier, de la lutte. La lutte vous apprend combien de fois vous devez répéter le même petit truc bête. Combien de fois vous devez répéter le même geste, la même prise, jusqu'à ce que cela paraisse naturel, jusqu'à ce que vous ayez une mémoire musculaire de telle ou telle position, jusqu'à ce que vous puissiez pratiquer telle ou telle prise les yeux fermés. C'est exactement la même chose pour l'écriture. Il faut travailler chaque phrase de la même façon. Quand avez-vous écrit pour la dernière fois "dit-il" ou "Dominic a dit" ou "il a dit" ? Combien de fois avez-vous répété la même phrase longue ou la même phrase courte ? Quand avez-vous déjà utilisé ces points virgules, ces tirets, ces parenthèses que vous venez de tracer sur la page ? Il faut penser à tout cela, exactement comme lorsque l'on pratique un sport de haut niveau, exactement comme lorsque l'on s'entraîne pour devenir lutteur. La lutte m'a fourni cette discipline. Elle agit constamment sur mon travail d'écrivain en me montrant à quel point cette discipline est nécessaire. Biographie Né à Exeter (New Hampshire) en 1942, John Irving suit, jeune adulte, les cours d'un écrivain génial qui le marquera durablement : Kurt Vonnegut. Ses trois premiers romans passent inaperçus. Pour gagner sa vie, il devient prof de lettres et s'adonne à son autre passion, la lutte, envisageant même une carrière d'entraîneur. En 1976, Le monde selon Garp lui ouvre les portes de la gloire. Viendront ensuite quelques best-sellers traduits dans le monde entier parmi lesquels L'hôtel New Hampshire, L'oeuvre de Dieu, la part du Diable (qu'il adaptera lui-même au cinéma, recevant l'Oscar du meilleur scénario), Une veuve de papier, La quatrième main et Je te retrouverai (tous publiés au Seuil).