Kundera sa vie est ailleurs
Milan Kundera est né à Brno, en Bohême, le 1er avril 1929. Il vient donc d’avoir 85 ans, mais déteste les anniversaires. Comme D’Ardelo dans son nouveau roman, La Fête de l’insignifiance, il se méfie des chiffres qu’on «colle dessus» et qui renvoient à «la honte de vieillir». Vieillir? Avec sa longue silhouette et ses jambes à n’en plus finir, l’auteur de L’Insoutenable Légèreté de l’être a pourtant l’allure élégante d’un éternel jeune homme lorsqu’il se promène dans son quartier du 6e arrondissement de Paris. Son enthousiasme est communicatif lorsque, sirotant sa vodka au bar du Lutetia, il s’enflamme en parlant de Janacek ou de l’importance de la composition musicale dans son œuvre, ou vous montre ses derniers dessins – des créatures élastiques, mi-singes mi-hommes, avec un sourire énigmatique et une fleur à la main… Le Monde.fr a le plaisir de vous offrir la lecture de cet article habituellement réservé aux abonnés du Monde.fr. Profitez de tous les articles réservés du Monde.fr en vous abonnant à partir de 1€ / mois | Découvrez l'édition abonnés Lire la critique de La Fête de l'insignifiance : La formidable légèreté de Kundera Peut-être est-ce son mode de vie qui lui vaut cette merveilleuse fraîcheur? Ecrire, dessiner, plaisanter avec la spirituelle Véra, son épouse, aller respirer, loin des particules fines, l’air des côtes de la Manche et surtout, surtout, se protéger le plus possible de la «pollution médiatique»: voilà le régime auquel il se tient et qui lui réussit. Depuis près de trente ans, depuis la parution de L’Art du roman (Gallimard, 1986), Kundera a cessé de parler en public. «J’ai fermement décidé: plus jamais d’interviews», disait-il alors. Pourquoi? Pour deux raisons au moins. La première, c’est qu’à ses yeux seule l’œuvre compte, pas l’homme. Comme Faulkner, Kundera rêverait d’«annuler l’écrivain en tant qu’homme», pour qu’il soit «supprimé de l’Histoire, ne laissant sur elle aucune trace, rien d’autre que les livres imprimés». DANS UN SILENCE DIGNE En 2008, ce silence a fait de lui une cible de choix lorsqu’un magazine tchèque a exhumé un «document» de 1950 suggérant que Kundera, à l’époque, «aurait dénoncé» un de ses concitoyens, qui fut par la suite condamné à la prison. De nombreux historiens et écrivains s’associèrent alors pour prendre sa défense. «On pardonne difficilement à un homme d’être grand et illustre. Mais encore moins, s’il réunit ces qualités, d’être silencieux, écrivait alors dans Le Monde l’écrivain Yasmina Reza (Milan Kundera ou l'offense du silence). Kundera n’a jamais cédé à l’injonction tacite qui veut faire de l’écrivain un guide, un philosophe (ses essais sont autant de questionnements), un historien ou, d’une façon plus pernicieuse, un homme qui aurait des comptes à rendre.» Même dans ces circonstances qui le meurtrirent, Kundera se tint, solitaire, dans le même silence digne. Autre raison du silence: le rewriting –cette manie venue de l’Amérique de tout «réécrire». «Interviews, entretiens, propos recueillis (…). Un jour, toute la culture passée sera complètement réécrite et complètement oubliée derrière ce rewriting», met-il en garde dans L’Art du roman. Il n’y a donc que la source. L’œuvre. Mais laquelle? L’œuvre en tchèque? En français? Comme Conrad ou Nabokov, Kundera a changé de langue d’écriture. On parle de sa «période tchèque» (de Risibles amours à L’Immortalité) et de sa «période française» (à partir de La Lenteur). UNE ŒUVRE TRANSLINGUISTIQUE Or, les choses sont plus compliquées, explique François Ricard, qui a notamment dirigé les deux volumes de «La Pléiade» consacrés – de son vivant, fait rare – à Milan Kundera. «Ses premiers livres ont beau avoir été écrits en tchèque, seuls Risibles amours et La Plaisanterie ont été édités en Tchécoslovaquie, à la fin des années 1960, pour être aussitôt frappés d’interdit et disparaître pendant vingt ans. Quant aux cinq romans suivants, ils n’ont jamais existé publiquement en tchèque avant la chute du communisme. C’étaient des livres fantômes qui ne devaient leur existence qu’aux traductions. D’où cette situation paradoxale: celle d’un texte sans original connu, et d’un auteur écrivant dans une langue dont il sait d’avance que ce n’est pas celle dans laquelle il sera lu.» Ce qui n’a jamais changé, en revanche, c’est l’importance que Kundera attache à la clarté et à la concision de ses écrits. Qu’il s’agisse de romans, d’essais, de pièces de théâtre, «mon langage se veut simple, précis, comme transparent, déclarait-il naguère. Et il se voudrait tel dans toutes les langues». D’où le soin extrême qu’il porte à ses traductions. Pour certaines, il les corrige inlassablement – en trente ans, il y aura eu cinq versions de The Joke. D’où aussi la conscience – qui lui est venue tôt – que son œuvre n’est attachée à aucun idiome en particulier. «Kundera a ce qu’on pourrait appeler une “conscience translinguistique” de son art», note François Ricard. Une œuvre «trans-» ou «polylinguistique»: encore un cas unique dans la littérature. Cette fluidité de l’œuvre – qui n’offre à dessein aucune conclusion morale, privilégie le doute, l’intelligence, la culture, mais aussi le refus du sérieux, le plaisir, la liberté… –, explique sans doute son succès (1,3million d’exemplaires vendus en France pour L’Insoutenable Légèreté de l’être). Elle explique aussi que Kundera soit traduit dans plus de trente langues, lu par toutes les générations, et que, partout dans le monde, de «jeunes collègues» se réclament de lui. «Milan Kundera est mon père romanesque!», s’écrie le romancier britannique Adam Thirlwell, qui se plaît à raconter comment L’Art du roman a changé sa vie. Il n’est pas le seul.Le Monde