Patrick Grainville, "le flamboyant"
Il n'y a guère qu'une station de RER qui sépare Sartrouville de Maisons-Laffitte. Deux visages de la banlieue parisienne avec, d'un côté, une cité dite "chaude" et, de l'autre, une bourgade réputée "paisible". L'homme qui nous attend à la gare s'offusque de cette dualité. "Il n'y a pas de frontière entre les deux! Ce n'est pas la ligne Maginot!" Ces deux villes, le citoyen les connaît bien, en tant que figure charismatique de la ville hippique et professeur de français au lycée de la localité voisine. Un enseignant pas comme les autres puisqu'il s'agit de Patrick Grainville. Lauréat du Goncourt 1976 pour Les flamboyants, il construit une ?uvre romanesque atypique dans le paysage littéraire français. Les fans du petit écran connaissent sa mèche grâce à ses apparitions récurrentes dans les émissions de Bernard Pivot, où ses envolées lyriques valurent quelques grands moments de télévision. "Ça me touche que mes lycéens me disent: "Hé, m'sieur, vous étiez trop fort, l'aut' soir! "" s'amuse-t-il, à la recherche d'une place dans un joli petit parc, non loin de son appartement. Lorsque l'auteur s'apprête à ouvrir sa porte, on se rappelle cette écriture folle, cet univers délirant et, l'on peine à imaginer un lieu austère, à l'atmosphère bénédictine. Le résultat dépasse les espérances: c'est un véritable cabinet de curiosités! Le mur est recouvert de centaines de photos de nus féminins, imbriquées les unes dans les autres. "Ça, ce sont Les onze mille vierges!" Ce collage improbable superpose les corps de naïades - "de toutes les couleurs" -, laissant la place, à l'occasion, à quelques chromos religieux. "C'est mon côté Georges Bataille: le sexe et le sacré!" Quelques centimètres plus loin, dans un recoin, des images pieuses recouvrent la cloison, au côté d'un christ du XVIIIe siècle. "Il n'est pas assez gothique à mon goût. Mais je l'aime bien quand même!" En bas de la bibliothèque, les statues les plus diverses vivent en communauté, parmi lesquelles un bouddha birman, une vraie fausse Vénus de Milo noire, et un calao - "c'est un oiseau indien, totem du Mali". Tous ces objets iconoclastes se révèlent bien sobres en comparaison des deux créations bigarrées de l'écrivain, plasticien à ses heures. "Là, ce fourre-tout dans l'arbre, je l'ai baptisé Les cuisses de Prométhée coupées par Bérénice et tous ses colliers." Un objet difficilement descriptible, à l'image de son intitulé. Juste devant la baie trône une seconde ?uvre, tout aussi déjantée. "Il s'agit de L'arbre des crânes et des coïts." S'imbriquent des statuettes aztèques, une griffe de tigre, une photo de crâne reflétée dans une glace, un chandelier, des coquillages, une plume de paon, parmi tant d'autres choses - et des photos de femmes, évidemment. "J'ai horreur du vide, et le minimalisme me désole. Attention, il ne faut pas croire que j'aime le bazar!" Avant de déguster un apéritif - il est treize heures -, le maître des lieux nous emmène dans son repère d'écriture. Si l'on est désormais habitué à la déco "grainvillienne", un détail nous trouble sur le bureau: tous les stylos sont recouverts de ruban Velcro. "C'est à cause de ma crampe." Ce mal est au c?ur de son nouveau - et excellent - roman, La main blessée, dont le héros ne peut plus écrire, malgré les traitements les plus improbables. "C'est comme un infarctus d'écriture. Camus, Henry James et George Sand en ont été victimes." Si les potions miracles n'existent pas, Patrick Grainville a trouvé des solutions. "J'aurais pu me jeter dans la Seine. Mais Dieu a inventé l'ordinateur!" Pas seulement: l'auteur fouille alors sur une étagère et montre de minuscules crayons ergonomiques. "Avec ça, je ne fatigue pas. J'en ai acheté toute une cargaison!" Sur le bureau, des copies et des dictionnaires font bon ménage avec des notes diverses. "J'ai quand même rangé, sachant que vous veniez." Comme dans la salle de séjour, les photos ont pris possession des murs, même si l'ambiance paraît plus littéraire: "Regardez Marguerite Duras comme elle est belle!" Alors que nous nous asseyons sur le lit - recouvert d'une couverture léopard, un détail nous sidère: la présence du diplôme de la Légion d'honneur juste au-dessus d'un poster polisson! "Le rouge est la couleur de la passion, non? Ah, j'oubliais! Il faut que je vous montre La tentation de saint Antoine!" Direction, la salle à manger. S'il semble fier de ses deux tableaux de Tony Soulier, notre homme nous présente avec chaleur les photos de ses neveux et nièces, des lettres d'élèves, ainsi que des clichés d'arbres gigantesques. "C'est peut-être une manière pour moi de renouer avec l'arbre de la vie." Une vulve jaune sur un corps noir - c'est une sculpture! - retient notre attention. "Ça, c'est une pièce de l'artiste Didier Stéphant. La voilà, ma Tentation!" L'?uvre en question est un autre collage, dans la lignée de celui du salon. "J'ai même mis ma tronche au milieu de toutes les femmes!" Patrick Grainville vit dans l'Eros, et l'héroïne de La main blessée - une Egyptienne ayant laissé son amante au pays pour vivre une histoire d'amour avec l'alter ego de l'auteur - est à son image. "Je vois que vous observez cette statuette de cheval depuis tout à l'heure. C'est bizarre que je n'en possède pas plus!" Les pur-sang sont au c?ur de La main blessée, ce qui semble banal, pour un habitant de Maisons-Laffitte. "Je les entends, le matin, faire un concert de sabots dans le parc. C'est magnifique. Mais c'est autant le cheval que j'aime que le centaure, ce croisement mythologique entre l'homme et la bête." L'express