La cache. Christophe Boltanski
Extravagantes, cocasses et très visuelles, les scènes inaugurales de La Cache laissent une empreinte durable sur la rétine du lecteur. Elles mettent en scène une famille, trois générations entassées, enchâssées dans l'habitacle d'une voiture — une étroite Fiat 500 pour le tous-les-jours, un modèle suédois pour les vacances, celui-là plus spacieux et c'est heureux puisque, des semaines durant, on y dormait à cinq, les uns en position assise, les autres plus ou moins recroquevillés, adultes et enfants mêlés, au total cinq corps imbriqués comme dans un panier à chats. « Ma famille ne vivait pas recluse, mais soudée », note Christophe Boltanski — ailleurs, cette famille, il la décrit comme « un corps multiple disposé en étoile et à la conductivité parfaite ».
De la tribu Boltanski, on connaissait deux des fils : Christian, le plasticien — qui, dans La Vie possible de Christian Boltanski (éd. du Seuil, 2007), évoquait déjà cette pente fusionnelle familiale —, et Luc, le poète et sociologue, père de Christophe. Dans La Cache, le portrait de groupe s'étoffe. Voici donc leur mère Myriam, alias Grand-Maman, une femme handicapée, impétueuse, autoritaire ; Etienne, son époux, un médecin mélancolique ; et Jean-Elie, le silencieux frère aîné de Christian et Luc. Ce sont eux, Myriam, Etienne et Jean-Elie, qui tiennent les premiers rôles dans ce récit qui s'emploie à sonder l'histoire familiale telle qu'elle s'est déroulée tout au long du xxe siècle et à saisir, si faire se peut, et sans en flétrir la poétique dimension, les commencements et les symptômes de la névrose collective qui arrime si fermement ces individus les uns aux autres.
La description progressive de la maison familiale sert de fil d'Ariane à l'auteur dans son enquête généalogique. Dans cet espace confiné, tout ensemble anxiogène et enchanté, Christophe Boltanski décrit le quotidien d'une famille bourgeoise intellectuelle et anticonformiste, « un phalanstère, une utopie moins la rigueur doctrinale », un collectif tout sauf rétif à la joie, mais comme miné par la peur : « Nous avions peur. De tout, de rien, des autres, de nous-mêmes. De la nourriture avariée. Des oeufs pourris. Des foules et de leurs préjugés, de leurs haines, de leurs convoitises... » A l'origine de cette peur, il y a ces années 1943-1944, durant lesquelles Etienne, le grand-père juif de Christophe, est demeuré caché au coeur même de la maison, dans un cagibi, pas même une vraie pièce, plutôt une bizarrerie architecturale, disons un angle mort. Il y a sûrement aussi une vulnérabilité plus ancienne et indéfinissable liée à l'exil, au déracinement, au sentiment d'abandon, à la hantise de la destruction. Une forme de mélancolie intense, legs entre les générations, que l'auteur met ici peu à peu au jour avec une grande subtilité, une admirable profondeur. — Nathalie Crom Telerama